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Ramban Sefer Yetsirah

Quelques traductions latines du Sefer Yetsirah à la Renaissance

Saverio Campanini



Intervention de Saverio Campanini

Colloque Sepher Yetsirah

 Liber formationis […] docet sic novos formari homines.“. 

Ludovico Lazzarelli

En 1536 dans ses In Scripturam sacram Problemata, trois mille questions exégétiques sur la Bible, le franciscain vénitien Francesco Zorzi se demande pourquoi, sur deux millions d’Israélites qui ont reçu la loi sur le Sinaï, seulement deux vont entrer dans la terre sainte, Moise n’est pas parmi les élus, mais Josué et Caleb, comme on sait. Le deuxième attire son attention, quel est son mérite particulier pour recevoir le privilège si rare de pouvoir faire son entrée dans le domaine sacré après quarante ans de pérégrinations au désert ? Est-ce que, se demande le franciscain, cela est dû au fait que, comme on lit dans le livre de Nombres 1 Nombres 14,6., et une deuxième fois et plus précisément dans le livre de Josué 2 Josué 14,7-10. , il est le seul, avec Josué lui-même, qui s’est maintenu fidèle à la parole divine, qui a décrit de façon sincère la terre promise qu’il a déjà parcouru avec les explorateurs ? C’est précisément ce que le texte biblique nous donne comme explication de cette élection particulière dans le peuple élu. Zorzi, pourtant, n’arrête pas là sa recherche exégétique. Il demande : s’il y a une raison plus profonde pour l’exception, elle est transmise dans les noms de ces personnages. Caleb est interprété, selon l’étymologie déjà suggérée par Saint Jerôme dans son Liber interpretationis Hebraicorum nominum, comme “totus cor”, “cœur entier” ou bien “tout cœur”. Et le cœur de ceux qui vont entrer dans le royaume de Dieu doit être entièrement pur et fidèle. Jusqu’ici on est dans la tradition spirituelle de l’allégorisme morale appuyé sur une tradition étymologique ancienne. Mais Zorzi ne s’arrête pas là : il observe que le nom Caleb, analysé comme Kol Lev, contient le mot לב, dont la valeur numérique est 32. Il devient naturel pour lui de citer “Abraham” selon lequel Dieu a créé le monde par 32 sentiers de sagesse. Cela veut dire, selon le franciscain, qu’on peut pénétrer dans la terre promise par les 32 voies de sagesse que Dieu a mis dans le cœur, et du cœur ces voies permettent de comprendre le monde et de le transcender. 3 F. Zorzi, In Scripturam Sacram Problemata, Bernardinus Vitalis, Venetiis 1536, tomus I, sectio VII, f. 52r-v, problema n. 405: “Cur Iosueh tantummodo et Caleb singulari privilegio in promissam terram intrarunt? An, quia ambo Deo confisi fideliter tetulerunt: quae in terra illa exploraverant, ut aperte de Calebb loquitur textus? An (ut ab sublimius sensum conscendamus) intrat in terram illam Caleb, qui totus cor interpretatur: ille videlicet, qui toto corde Deo inhaeret: aut qui habet totum cor mundum? Quod Deus potissime requi- / rit. Sicut ipsum cor magno artificio fabricavit. Core nim hebraice לב dicitur, quod trigintaduo in numero importat. Iuxta trigintaduas semitas sapientiae: quobus (ut Abraham ait) Deus mundus creavit. Ad quas semitas potest cor nostrum ascendere, sicut Propheta canit: Ascensiones in corde suo disposuit [Ps. 83,6]. Est quoque binarius cum tricenario numerus iustitiae, in partes aequales semper usque ad unitatem divisibilis. Quam iustitiam sequi debet illuc intraturus. Intrat quoque Iehosuah, qui salus vel salvatus interpretatur, idest ille, cui Deus dat salutem, vel qui se disponit ad illam consequendam.” Le Liber formationis est cité ici comme écrit par Abraham le patriarche et il est référé comme une tradition de sagesse qu’un chrétien peut et doit utiliser pour comprendre les méandres de l’Écriture. Ce que je me propose de montrer aujourd’hui c’est comment il a été possible qu’un texte ésotérique de la tradition mystique juive, qui était complètement inconnu cinquante ans avant, ait pu devenir une référence obligée dans la pratique exégétique et dans la méditation d’un frère pieux comme Francesco Zorzi et dans les œuvres de maintes autres auteurs chrétiens à la renaissance et après.


La date de composition du Sefer Yetzirah est controversée mais en tout cas il semble que presque personne dans le monde chrétien, en aie entendu parler avant le 1486. Parmi les mentions les plus anciennes on peut rappeler le Monstrador de Justicia du converti Alfonso de Valladolid, qui, au XIVe siècle, à la suite du miracle d’Avila (dans lequel une pluie des croix s’abattit sur les juifs de la ville qui attendaient l’arrivé du Messie comme imminente) et après une vision en songe, raconte qu’il utilisa la méthode présenté par « l’auteur du livre qui se nomme Cefer Yeçira“, selon laquelle « tres piedras facian ses casas » (trois pierre font six maisons »). 4 I. Loeb, Polémistes chrétiens et juifs en France et en Espagne, dans “Revue des études juives” 18 (1889), pp. 43-70: 56; F. Secret, Les kabbalistes chrétiens de la Renaissance, Dunod, Paris 1964, pp. 14-15; Alfondo de Valladolis (Abner aus Burgos), Monstrador de Justicia, Hrsg. Von W. Mettmann, Bd. I (Kapitel I-IV), Westdeutscher Verlag, Opladen 1994, p. 14. C’est vrai que le texte du Monstrador resta inédit, mais le Fortalitium Fidei d’Alfonso de Spina, reprend de ses ouvrages (même de ceux qui, comme le livre des guerres du Seigneur, sont perdus dans l’original espagnol), plusieurs matériaux, bien que, si je ne me trompe pas, il n’ait pas repris la mention du Sefer Yetzirah.


Quoi qu’il en soit, en lisant la préface du Commentaire sur le Sefer Yetzirah de Mosheh Bottarel, on apprend que cet ouvrage a été écrit pour un chrétien, Maitre Juan qui François Secret considérait « mystérieux » 5 F. Secret, Pico della Mirandola e gli inizi della cabala cristiana, dans “Convivium” $ (1957), pp. 31-45: 44;Id., Le Zohar chez les kabbalistes chrétiens de la Renaissance, Durlacher, Paris 1959, p. 25; Id., Les débuts du kabbalisme chrétien en Espagne, dans “Sefarad” $ (1957), pp. $$-$$: p. 25; Id., Les kabbalistes chrétiens de la Renaissance, cit., p. 16. . Or il semble très probable que ce chrétien ait été un converti : Maestro Juan el Viejo de Toledo, né à Villamartì et auteur, en 1416 d’un traité contre les juifs (Memorial de los misterios de Cristo) préservé en nombreux manuscrits mais et tout récemment publié, 6 Il a été édité par Manuel Jesus Acosta Elias, dans sa thèse doctorale El Memorial de Juan el Viejo de Toledo. Edición del Texto, Universidad Nacional de Educación a Distancia, 2018. On lit à p. 58: “E dice Dios: Alabará la su palabra, que es el su saber [Ps. 56,10]. E así le llamó en el libro que es llamado Cefer Esra [mais on devrait préférer ici la variante: Cefer Yeçira du ms. 1776 de la Biblioteca General Histórica de la Universidad de Salamanca] e tienen los judios que lo fiso nuestro padre Abrahán. Llama a la sabiduria de Dios palabra e concuerda con el dicho de San Juan en los santos Evangelios: “In prynçipio erat verbum” [Jean 1,1].  tandis qu’un autre traité de ce rabbin baptisé dédié à l’exégèse du Psaume 72 reste toujours inédit. Il ne reste aucun doute que Juan de Toledo utilisait le Sefer Yetzirah, parmi d’autre nombreuses sources rabbiniques et médiévales, pour convaincre ses coreligionnaires à accepter, comme il l’avait fait en 1391 en suite à la prédication de Vicente Ferrer, la foi chrétienne.


Si le premières mentions du Sefer Yetzirah parmi les chrétiens nous ont amené en Espagne dans le climat ardent de la controverse religieuse de la fin du XIVe et de la première moitié du XVe, pour la première traduction latine du livre faudra-t-il attendre la fin du XVe et se rendre là où tous les chemins mènent, c’est à dire à Rome, en 1488. A vrai dire, c’est très probable qu’une autre traduction latine du Sefer Yetzirah ait été accomplie avant cette date, très vraisemblablement par Flavius Mithridate pour le comte Jean Pic de la Mirandole en ou avant 1486. C’est très probable que Mithridate ait traduit le Sefer Yetzirah pour Pic, mais, parmi les milliers de folios traduits de l’hébreu au latin, cet ouvrage manque, on en ignore la raison. On ne peut que spéculer sur la raison par laquelle le Livre de la création en latin manque de la bibliothèque cabalistique préservée. C’est peut-être intéressant de noter que, dans le ms. Vat. Ebr. 191, juste avant une série de plusieurs commentaires sur le Sefer Yetzirah, quatre pages manquent, comme c’est évident par un saut dans la numérotation des feuillets. Il est très probable que le « livret » ait été détaché de sa place pour être donné à copier ou pour être étudié séparément. Par contre on a, dans le même manuscrit non moins de quatre commentaires sur le Sefer Yetzirah, traduits de l’hébreu au latin : le commentaire d’El’azar de Worms, le commentaire « anonyme » d’école aboulafienne, un autre commentaire anonyme et le commentaire authentique de Ramban, celui qui a été publié par Gershom Scholem dans l’original hébreu sur la base d’un manuscrit de Leyde et un quatrième commentaire qui résiste toujours à l’identification. En tout cas, de ces commentaires, ainsi qu’à partir des nombreuses citations du Sefer Yetzirah dans d’autres ouvrages cabbalistiques également traduits par Mithridate et dont la traduction est conservée, on peut reconstruire aisément, bien que de façon approximative, une hypothétique traduction de Mithridate qui pourrait avoir été la première traduction latine du Sefer Yetzirah.


En tout cas, ayant collectionné les fragments de cette traduction virtuelle faite par Flavius Mithridate, je peux assurer que cette traduction n’a rien à voir avec celle, faite a Rome en 1488, qu’on trouve dans deux manuscrits (l’un à Londres et l’autre à Bergamo) et qui sera publiée en 1587 par Johannes Pistorius dans son célèbre volume Artis cabalisticae scriptores, paru à Bale chez Heinrichpeter. Ce tome premier n’a jamais été complété par le deuxième, bien que promis, qui aurait dû intégrer des traductions latines d’autres textes cabbalistiques. Quoi qu’il en soit, Pistorius, qui avait accès à la bibliothèque de Reuchlin à Durlach, doit avoir utilisé le ms. Add. 11416 mais il n’a pas été particulièrement soigneux, dès qu’il a mal interprété le ms., per exemple, et de façon éclatante, il a lu l’incompréhensible « cabalistinis » à la place du très clair « cabalisticus » qui se lit dans le ms. En outre, il a omis une information plutôt intéressante, qui se lit dans tous les deux manuscrits, bien que de façon plus ou moins complète : le ms. actuellement préservé à Londres nous informe que la traduction a été faite par un « magister Isaac » à Rome en 1488, le ms. de Bergamo précise ultérieurement que c’était la Pentecôte. Cette traduction bien qu’il ne s’agisse pas de la première à paraitre à l’imprimé (comme on verra toute de suite, cet honneur est réservé à la traduction de Guillaume Postel) a connu un retentissement remarquable et est citée très souvent, même, semble-t-il par le neveu de Jean Pic de la Mirandole, Jean-François. Il est néanmoins peu probable qu’elle ait été exécutée pour Pic, dès qu’il avait déjà une traduction, comme on l’a supposé et, surtout, qu’il n’était pas à Rome à cette date.     


On peut poser la question de l’identité de ce Magister Isaac qui traduisait, bien évidemment pour des chrétiens le Sefer Yetzirah à Rome sous la papauté d’Innocent VIII, et on a formulé des hypothèses : entre autres un juif nommé Isaac, mentionné par Gianfrancesco Pico dans une lettre à Sante Pagnini, qui aurait été converti par l’oncle de Gianfrancesco Jean Pic de la Mirandole et qui devint un frère dominicain sous le nom de Clemente Abramo. Une autre hypothèse, formulé par Franco Bacchelli. 7 F. Bacchelli, Giovanni Pico e Pier Leone da Spoleto. Tra filosofia dell’amore e tradizione cabbalistica, Olschki, Firenze 2001, pp. 98-100.   propose d’identifier le « Magister Isaac » traducteur du Sefer Yetzirah avec le fils d’un juif provençal qui était en contact avec Pic de la Mirandole, Jochanan Alemanno et qui s’appelait justement Isaac. Comme nous l’avons évoqué il y a peu il ne semble pas probable que Pic ait pu être directement à l’origine de cette traduction, mais le jeu des suggestions et des hypothèses pourrait être mené encore pour longtemps : par exemple, on pourrait imaginer que le Magister Isaac en question devrait être identifié avec le médecin Isaac Zarfati, qui, plus tard, deviendra médecin personnel du pape Clement VII e qui, en 1530 était âgé de 70 ans. Rien n’empêche de supposer qu’il aurait pu être l’auteur de cette traduction, qui devait circuler dans les cercles de la Curie. Malheureusement, on ne dispose d’aucune évidence, solide ou faible, pour préférer cette identification aux autres, à part le fait que Isaac Zarfati était un médecin et, comme tel, il aurait pu être intéressé à ce texte proto-scientifique et, peut-être, à se faire une réputation parmi les doctes qui entouraient le pape, dans la ville où un converti espagnol Pablo de Heredia a publié son Epistola de Secretis, vraisemblablement pendant la même année 1488. La vérité c’est qu’il y a trop de « Magistri Isaac » à Rome à cette époque et un peu plus tard pour espérer, par la simple onomastique, de pouvoir l’identifier, je ne rappelle ici que le Isaac ben Abraham de Galilée, qui, en 1513, copiait un Sefer ha-Zohar (maintenant à la Casanatense) pour Gilles de Viterbe, ou encore le peux connu Isaac médecin espagnol qui écrit un poème en hébreu, avec de louanges pour le De arcanis catholicae veritatis de Pietro Galatino, publié par Gershom Soncino en 1518, ou, si ce n’est pas le même, un Isaac de Toledo qui était protégé de Leon X Medici. Ce qui me semble moins stérile que le jeu « who’s who » dans ce cas, c’est de poser la question « pour qui » cette traduction a été faite. Or, la piste indiquée par le dernier Isaac qu’on vient de mentionner pourrait nous aider à identifier le destinataire de cette traduction : Dans son poème hébreu, le “Isaac” médecin espagnol évoque Reuchlin de façon indirecte, dès qu’il nomme l’inquisiteur de Cologne Jacob Hoogstraten, qui dans le De arcanis de Galatino jouait le rôle de l’adversaire de Reuchlin (Capnion). Cela pourrait expliquer la présence de la traduction parmi les livres de Johannes Reuchlin malgré deux objections de poids : Reuchlin, qui avait visité Florence en 1482, n’arrivera à Rome qu’en 1490, mais, d’autant qu’on en sache, il n’était pas encore intéressé aux études juives. Il reviendra une dernière fois à Rome en 1498 et c’est, peut-être à cette occasion qu’il a pu acquérir la traduction laquelle en tout état de cause, ne peut pas avoir être faite pour lui.  Le fait qu’une autre copie de la même traduction survit à Bergamo démontre, si nécessaire, qu’elle circulait parmi les humanistes. La deuxième difficulté est encore plus grave dès que, si on compare les passages du Sefer Yetzirah que Reuchlin cite dans son De arte cabalistica, paru en 1517, il n’utilise jamais la traduction du Maitre Isaac. Quoi qu’il en soit, la traduction du Magister Isaac était dans da bibliothèque jusqu’à l’époque dans laquelle Pistorius l’a utilisé pour son anthologie. On pourrait même soupçonner qu’il l’a empruntée et qu’il a oublié de la rendre. Ce qui est certain est que le manuscrit, qui contient aussi le Ginnat Egoz de Joseph Gikatilla, n’était plus à Durlach quand Johann Heinrich Mai rédigea le catalogue de la bibliothèque de Reuchlin. Il était déjà, ai moins à partir de 1624, parmi les livres du religieux Otto Gereon de Sobernheim. Plus tard, selon Johann Christoph Wolf, le livre était dans la bibliothèque du théologien calviniste Johannes Braun, pour apparaitre à Paris, dans la première moitié du siècle XIX, quand il faisait partie de la légendaire collection de A. A. Renouard, avant d’être acheté, à la vente Evans de 1838 par le British Museum. Or, une partie du livre a été donne en cadeau par l’évêque de Worms Johann von Dalberg à Reuchlin, qui note la date (avril 1495), mais la main qui copie le « Liber de Creatione » c’est la main e Reuchlin lui-même, cela veut dire que, s’il l’avait copié à Rome en 1498, il l’a relié plus tard avec le Ginat egoz de Gikatilla et avec d’autres matériaux épars, comme une lettre de Trithemius de 1499. La situation actuelle du manuscrit ne nous permette pas d’avancer une hypothèse sur l’origine de cette traduction, ni sur le ou les destinataire(s) original(aux) de la traduction. On pourrait supposer que le médecin Pierleone da Spoleto, qui était en contact avec Pico et s’intéressait beaucoup pour la cabale, lui qui a copié d’autres ouvrages de cabale, 8 Cfr. S. Campanini, Questa e la cabala certa et fortissima et miravigliosa. Testi cabbalistici dalla biblioteca di Pierleone da Spoleto, in S. Graco – J. Olszowy-Schlanger (edd.), Counting the Miracles: Jewish Thought, Mysticism, and The Arts from Late Antiquity to the Present, De Gruyter, Berlin 2025, pp. 459-520. par exemple une partie du commentaire de Manachem Recanati sur le Pentateuque (maintenant à Gênes) 9 S. Campanini, Un frammento della traduzione latina del Commento al Pentateuco di Menachem Recanati compiuta da Flavio Mitridate per Giovanni Pico della Mirandola. L’excerptum di Pier Leone da Spoleto, in M. Andreatta – F. Lelli (edd.), ‘Ir ḥefṣi-vah. Studi di ebraistica e giudaistica in onore di Giuliano Tamani, Belforte, Livorno 2020, pp.219-314. et un des commentaires sur le sefer Yetzirah traduit par Mithridate (la copie de Pierleone se conserve dans le ms. Vat. Lat. 9425), 10 Cfr. M. Ficino, Lettere, vol. I, a cura di S. Gentile, Olschki, Firenze 1990, pp. LXXXI-LXXXII; Bacchelli, Giovanni Pico, cit., p. 4. La copie de Pierleone est, en fait, un excerptum, dès qu’elle ne comprend que la partie de texte qui va des ff. 12r à 19r. pourrait aussi être à l’origine de cette traduction. On peut facilement supposer, en fait, qu’il connaissait la traduction de Mithridate et on est même certain que, au moins dans la forme d’une version commenté, il l’avait à disposition, et en plus on sait, grâce aux recherches de Franco Bacchelli, qu’il disposait d’une autre traduction latine, qui pourrait avoir été accomplie peu avant ou même en 1488. Cette traduction, publié seulement en partie, est contenue dans le ms. 868 de la Biblioteca Riccardiana de Florence, et tous les ouvrages qui sont compris dans ce recueil factice remontent aux années entre 1478 et 1492. Le recueil a appartenu à Mazzingo Mazzinghi, médecin florentin, élève de Pierleone da Spoleto et, plus tard, médecin personnel de Marsile Ficin. La copie du ms. Riccardiano est de la main de Mazzinghi. Sans avoir identifié avec certitude deux des auteurs de ces traductions, on peut conclure que, entre 1486 et 1488 au moins trois traductions latines différentes du Sefer Yetzirah ont été accomplies pour des lecteurs chrétiens qui, à partir de la proclamation de Pic selon lequel les textes de la cabale et de la tradition mystique juive confirment la vérité du christianisme, on a cherché à plusieurs reprises, de s’emparer d’un texte clé, cité partout non seulement, ce qui est évident, dans les commentaires, mais aussi dans la littérature cabbalistique, l’objet du désir de cette saison de l’humanisme à Rome et à Florence. La fonction des traductions n’est pas seulement celle de permettre de lire le texte du Sefer Yetzirah à des chrétiens qui n’avaient pas accès à l’original hébreu. Dans le cas spécifique du Sefer Yetzirah, comme je vais le montrer tout de suite par un exemple choisi, il s’agit d’un ajout à la vaste bibliothèque des commentaires du Sefer Yetzirah en hébreu et en arabe, parce que l’extrême synthèse et ses formules audacieuses exigent le commentaire, obligeant le lecteur, même le lecteur hébraïsant, à s’arrêter à chaque ligne et, parfois, à chaque mot, pour essayer de comprendre ce que l’auteur, qu’il soit Abraham, rabbi Akiva, ou un anonyme plus tardif, voulait dire. Le fait que le Sefer Yetzirah connut une grande quantité de commentaires à partir du Xe siècle est bien connu et, par exemple, Abraham Abulafia, dans un texte qui a été aussi traduit pour Pic de la Mirandole, affirme en avoir étudié douze. Les traductions latines, les premières non moins, comme on le verra, de celles produites et, en partie, publiées au XVI et au XVII siècle, devraient être considérées comme appartenant à part entière au genre du commentaire.


Pour essayer de mieux m’expliquer j’ai choisi un passage, parmi les plus discutés du livret, je veux dire la première mishnah (doctrine) du premier chapitre, pour montrer comment les versions, bien que produites à la même époque, par des convertis ou par des juifs en contact étroit avec les mêmes milieux intellectuels, différaient l’une de l’autre de façon très remarquable. Ici je me limiterai à montrer comment les différents traducteurs ont entendu la triade des « sefarim ». C’est déjà problématique de donner l’originale, parce que les vocalisations sont variables, mais, disons « Dieu créa son monde avec trois sefarim : avec sefer, sefar we-sippur » (ספר ספר וספר). J’ai parlé de trois traductions : celle (extrapolée) de Mithridate (1486) ; celle de Magister Isaac (1488) et celle anonyme de Pierleone copiée par Mazzinghi, mais en réalité sur ce paragraphe au moins, on en a quatre, parce que dans la marge de cette dernière version, une alternative, appelée « alia litera », ce qui est aussi une caractéristique des manuscrits hébreu, d’annoter des variantes (nusach acher) dans la marge. Selon Mithridate, les trois sefarim sont à entendre comme liber, numerus seu numeratio, et numerabile seu numeratum ; selon Magister Isaac les trois sont : scriptis, numeratis, pronunciatis ; selon le texte principal de la traduction anonyme pour Pierleone, on a, de façon plus abstraite, mais pas loin de la précédente, scriptura, numerus, elocutio ; dans la marge, avec l’ajoute et credo quod sit verior ; ce qui peut venir du traducteur mais aussi du destinataire/copiste, on lit : conceptus, ratio et sermo. Je ne propose aucunement de choisir entre ces alternatives, qui sont, dans certains cas, plus apparence que réalité, mais je noterai quand même que, peut-être à l’exception des deux dernières traductions près, dont la deuxième apparait comme une correction et une version polie de la première, et en tout cas elles viennent de la même plume, les trois/quatre traductions presque contemporaines ne dépendent pas l’une de l’autre, signe que la réception du Sefer Yetzrah a été, dès le début, une réception plurielle et, surtout, commentée. Même le terme sefirah, un mot clé pour l’histoire de la kabbale, ce qui a motivé, au moins en partie, la réception du Sefer Yetzirah parmi les chrétiens, avec son complément énigmatique blimah a aussi été entendu de façon divergente : Mithridate le traduit, constamment, avec numerationes sine aliquo ; Magister Isaac essaye au début la plus prudente transcription « sphiroth » pour se résoudre depuis à le traduire avec proprietates preter ineffabile ; la traduction anonyme (cette fois sans variante marginale) le rend avec une option très décidé : numeri praeter id quod est ineffabile ou aussi absque ineffabili. Ainsi Reuchlin, qui avait peut-être déjà à disposition la traduction de magister Isaac, préfère traduire l’expression Sefirot blimah avec “numerationes praeter aliquid”. Il y aurait déjà suffisamment de matériaux pour une discussion très articulée, mais je préfère examiner d’autres sources, pour montrer que, même avant la publication de la première traduction imprimée du Sefer Yetzirah, celle de Guillaume Postel, parue en 1552, c’est à dire une décade avant de la princeps du texte hébreu, qui parut à Mantoue, dans la saison glorieuse de suspension de l’imprimerie hébraïque à Venise qui nous a donné tant des premières, entre autres pour ne nommer que le plus importantes, le Tikkune Zohar, la Ma‘areket ha-Elohut et, bien entendu, les deux éditions parues en simultané du Zohar, celle de Mantoue et celle de Crémone (1558-1560), même avant la publication du Liber Creationis de Guillaume Postel, d’autre auteurs chrétiens citent le livre de la formation, en l’attribuant souvent à Abraham, comme le déjà nommé Francesco Zorzi, qui utilise partout dans ses ouvrages le livre de la formation qu’il attribue normalement à Abraham bien qu’il sache que certains disent que le livret a été composé par Rabbi Akiva. En tout cas, les passages qu’il en cite, soit dans le De harmonia mundi (1525), soit dans les déjà mentionnés Problemata (1536), comme dans ses ouvrages restés inédits pendant sa vie, comme l’Elegante Poema, le Commento sopra il Poema et dans son Commentaire sur les thèses cabbalistiques de Pic dela Mirandole, ne sont pas conformes aux traduction qu’on vient de voir, mais sont le résultat de son engagement direct avec le texte hébreu et avec plusieurs commentaires, comme celui, particulièrement exquis et rare (c’est le seule chrétien de la Renaissance et de l’âge moderne à le connaitre) intitulé Meshovev Netivot, par Samuel Ibn Motot et bien d’autres, en particulier celui de Mosheh Botarel, duquel, hélas, il prélève maintes références bibliographiques forgées. 11 S. Campanini, Le fonti ebraiche del De harmonia mundi di Francesco Zorzi, dans «Annali di Ca’ Foscari» 38,3 (1999), pp. 29-74; F. Zorzi, L’armonia del mondo, Bompiani, Milano 2010. Il est intéressant de remarquer qu’il traduit le mot sefirot avec numerationes sive mensurae, donnant une tournure décidément platonicienne, sous l’influence des commentaires qu’il lisait dans l’originale, mais aussi en intégrant le Sefer Yetzirah dans le cadre de sa conception de l’unité su savoir, chrétien, juif et païen, sous la forme d’une synthèse Ficinienne, hermétique et néoplatonicienne. Lire le Sefer Yetzirah à travers Zorzi peut donner parfois l’impression d’avoir découvert un improbable fragment d’un Proclus, devenu chrétien, qui relit les œuvres de Pythagore comme si elles venaient de la plume de Plotin. Je ne veux pas dire par cela que l’interprétation de Zorzi soit plus ou moins légitime de n’importe quelle autre, mais pour souligner que le Sefer Yetzirah à la Renaissance ne se lit qu’avec certains commentaires, et les traductions appartiennent de plein droit à ce genre. 


Avec la publication de la traduction de Guillaume Postel à Paris an 1552 cela devient évident même sur la page du titre : Pour indiquer que le livre pouvait être acheté chez Postel lui-meme, qui avait entièrement payé pour l’édition, on lit la curieuse formule : « Veneunt ipsi autori, sive interpreti » c’est à dire : « en vente chez l’auteur, ou, si on veut, le traducteur (et le commentateur) ». On n’aurait su le dire mieux : traduire le Sefer Yetzirah, soit en latin, soit dans une autre langue, revient à le réécrire chaque fois. La publication de cette traduction fut faite par Postel quand, comme il le dit, il était âgé de six mois dans sa nouvelle vie, partout il se nomme renatus ou restitutus, après avoir reçu la révélation de la vierge Vénitienne, la mère Jeanne qu’il avait connu à Venise en 1547, et qui l’avait mis à part de révélations extraordinaires. Cette traduction, bien que fascinante sur le plan linguistique, par exemple il traduit sefer sfar sippur, en notant que les trois mot sont composée de dix lettres, par numerans, numerus, numeratum, et blimah avec « silentii », ne fut pas trop répandue et, du fait que l’auteur, pour échapper le tribunal de l’inquisition, fut déclaré fou et que la traduction elle-même, parsemée de commentaires et de a parte prophétiques ne pouvait qu’être jugé, du moins, idiosyncratique, ne parvint pas du tout à arrêter la production d’autres traductions latines qui continue, avant et après la publication de celle qui va sous le nom de Pistorius, mais qui est, comme on l’a vu, l’œuvre du Magister Isaac, avec d’autres traductions, dont certaines furent même publiées : une, toujours inédite, est conservé à la Biblioteca Ambrosiana de Milan et appartint, si ce n’est son œuvre, au Cardinal Federigo Borromeo : elle pourrait remonter à la phase d’enthousiasme du jeune Borromeo pour la cabale, à Rome, vers la fin du XVIe siècle, dont il raconte un peu honteux, dans son De cabbalisticis inventis de 1622. 12 S. Campanini, Federico Borromeo e la qabbalah, dans «Studia Borromaica» 16 (2002), pp. 101-118. Une autre traduction latine, accompagnée par le texte hébreu et par la traduction d’une partie du commentaire de Joseph ben Shalom Ashkenazi, celle très répandue, sur les 32 voies, est préservée à la BNF (ms. Hébr. 881). Le ms. n’est pas daté et le seul nom qui y apparait c’est celui d’un certain « Kefa mi-sela‘ lavan », qui a été interprété par Georges Vajda 13 Dans la description des mss. Hébreux de la Bibliothèque Nationale de France, projet inachévé et désormais disponible en ligne. comme Pierre d’Auberoche, qui était un jésuite et qui, curieusement, comme Postel, abandonna l’ordre en 1621. Cette identification, bien qu’ingénieuse, n’est pas correcte, dès qu’on ne sait rien d’intérêts pour l’alchimie et la magie de la part de d’Auberoche et que le ms. venait de l’Abbaye de Saint Martin des Champs, où d’Auberoche n’aurait jamais vécu. Ce que Vajda n’a pas considéré c’est l’avis de François Secret qui, déjà en 1964, avait attribué le ms. 881 à la plume de Pierre-Victor Palma Cayet (1525-1610). 14 F. Secret, Les kabbalistes chrétiens de la Renaissance, Dunod, Paris 1964, p. 191; selon Secret, à la plume de Cayet sont dus aussi les mss. hébr. 882 et 1294; cfr. aussi Id.,Littérature et alchimie, dans «Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance» 35 (1973), pp. 499-531: 516-519 (Pierre-Vistor Palma Cayet et l’alchimie); M. Yardeni, Esotérisme, religion et histoire dans l’oeuvre de Palma Cayet, dans «Revue de l’histoire des religions» 198,3 (1981), pp. 285-308. Sur la base de la paléographie, il n’y a pas de doute que ce manuscrit fut écrit au XVIIe siècle et qu’il témoigne d’un autre direction d’intérêt pour le Sefer Yetzirah de la part des chrétiens ou des non-juifs à partir de cette époque et qui soutiendra la diffusion du Sefer Yetzirah en traduction jusqu’à présent, je veux dire la considération du livre comme traité de base pour la pratique de la magie, ce qu’on pouvait déjà trouver, avec les instructions pour la fabrication d’un golem, dans le commentaire d’El’azar de Worms, traduit, comme on l’a rappelé, par Mithridate pour Pic de la Mirandole. 15 S. Campanini, El‘azar da Worms nelle traduzioni ebraico-latine di Mitridate per Pico della Mirandola, dans M. Perani – G. Corazzol (édd.), Flavio Mitridate mediatore fra culture nel contesto dell’ebraismo siciliano del XV secolo. Atti del convegno internazionale di studi, 30 giugno–1 luglio 2008, Officina di Studi Medievali, Palermo 2012, pp. 47-80. Au XVIIe siècle remontent aussi deux traductions latines du Sefer Yetzirah qui ont paru à l’imprimé, et c’est curieux de noter que les deux sont accompagnées aussi par le texte original hébreu, un signe évident du fait que la traduction, précisément comme le commentaire, ne saurait pas avancer l’ambition de se substituer au texte, en n’étant qu’un aide pour revenir au texte et pour méditer sur le rythme obscur de ses propositions énigmatiques. Je me réfère, comme c’est évident, à la célèbre traduction latine du juif converti Stephanus Rittangel, parue à Amsterdam en 1642, qui est accompagné aussi de la traduction du commentaire du Pseudo-Rabad et d’un commentaire latin dans lequel Rittangel montre de connaitre la littérature des commentaires médiévaux, non moins que la problématique théologique de son temps, surtout la grande question de l’anti-trinitarisme, que reste une de ses préoccupations plus évidentes dans cette et d’autres de ses ouvrages. Une traduction alternative serait, si on en croit les bibliographes Julius Fuerth et Moritz Steinschneider, celle qui serait contenue dans le Oedipus Aegyptiacus (tome II,1) du jésuite allemand Athanasius Kircher, parue à Rome en 1653. En réalité il n’y a que des extraits et, comme l’a montré David Stolzenberg, 16 D. Stolzenberg, Egyptian Oedipus: Athanasius Kircher and the Secrets of Antiquity, The University of Chicago Press, Chicago – London 2013, p. 166. tout ce que Kircher sait du Sefer Yetzirah et surtout du commentaire du Pseudo-Rabad vient directement de Rittangel, qui n’est jamais cité, on pourrait penser à cause du fait qu’il était Luthérien, mais cela arrive souvent au jésuite allemand, par exemple dans le cas de Paulus Riccius, qu’il utilise abondamment, et qui était, bien que converti, un bon catholique. En étudiant les trois versions (deux complètes et une, celle de Kircher, par extraits) j’ai pu vérifier que Pierre-Victor Palma Cayet ne dépend pas du tout de la version de Rittangel, dès qu’il traduit les trois sefarim avec « liber, scribens, scriptura. Kilcher, d’autre part, s’est limité à copier ou bien adapter la version de Rittangel, qui était devenue « canonique » après deux siècles de fluctuations. La version acceptée par la plupart des auteurs du XVIIe siècle est donc : « numerans, numerus et numeratum », qu’on lit aussi, avec la variante de Postel (numeratus à la place de numeratum), chez Mario Massani 17 P. Zambelli, L’apprendista stregone. Astrologia, cabala e arte lulliana in Pico della Mirandola e seguaci, Marsilio, Venezia 1995, p. 161. et Giordano Bruno. La variété des versions qu’on trouve à la fin du XVe est normalisé vers la moitié du XVIIe, mais elle ne va pas s’éterniser, dès que, bien tôt, les versions et les commentaires dans les langue vernaculaires, allemand, français, russe, anglais etc. vont se multiplier jusqu’à présent.


En rétrospective, je crois avoir montré, bien que brièvement et par extraits, que chaque traduction latine, mais cela aurait pu valoir pur chacune des traditions linguistiques plus tardives, avec ou sans commentaires est en-elle même un commentaire, et dénonce, bien évidemment, une interprétation, un choix, en d’autres mots, une manière de lire le Sefer Yetzirah. Quant à l’original, il reste fermé, en dépit de tant d’interprétations, dans son fascinant laconisme. Mais l’impasse qui semble s’imposer, n’est pas, peut-être, le dernier mot. En commentant un livre qui n’est pas plus long de trois ou quatre pages mais contient une petite cosmogonie portative, et qui ne ressemble à presque rien, bien qu’il rappelle beaucoup d’autres livres, il est peut-être bien avisé de tenter de lui laisser la parole : ce qui est possible immédiatement avec une édition ou un manuscrit qui contient aussi l’originale, qui est la source et le but de chaque traduction : ואם רץ לבך שוב למקום (we-im ratz libbekha shuv la-maqom), si labitur cor tuum redi ad locum, et si ton cœur échoue (ou bien : s’il court), retourne au lieu. Ce passage a été souvent interprété comme une exhortation à revenir à l’unité du Lieu par excellence, mais, en se souvenant des allers-retours fulminants des anges, qu’on peut voir comme des traducteurs, dès qu’ils s’efforcent de transporter un message, une partie des manuscrits présente ici la variante : למקום שיצאת ממנו (la-maqom she-yatzata mimmennu) : au lieu d’où tu es sorti.    

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