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L’impact de l’édition du Zohar de Mantoue sur la société juive moderne naissante1 Je dois dire ma dette à l’égard de mon collègue et ami Raphael Ebgi, qui m’a fait partagé généreusement ses notes sur la Renaissance Alphonsine et son influence sur le Zohar. Raphael Ebgi travaille actuellement à un vaste projet concernant le cadre du Zohar dans la littérature romane médiévale. est clairement perceptible et a déjà fait l’objet de plusieurs études savantes2Sur la signification culturelle de la publication d’ouvrages de Cabale, et en particulier, du Zohar, voir I. Tishby, Studies in Kabbalah and Its Branches [en hébreu.], vol. 1, Jérusalem 1982, p. 79-130. Comme l’a souligné Tishby, il est vrai qu’il n’y a pas de relation directe entre le brûlement du Talmud ordonné par le pape Jules III en 1553 et la décision d’imprimer des textes mystiques. Toutefois, il ne fait pas de doute que le besoin de renforcer « la capacité d’endurance » du judaïsme également à travers des textes auparavant considérés comme secrets, était une réponse à l’attaque matérielle et culturelle que l’Eglise de la Contre-Réforme avait perpétré contre les Juifs. Sur le débat concernant l’impression de textes cabalistiques au xvie siècle, voir S. Assaf, « Le-Fulmus al Hadpasat Sifre Qabbalah », in, Meqorot u-Mechqarim, Jérusalem 1946, p. 238-246; Sonne, Mi-Paulo ha-Revii ad Pius ha-Chamishi, Jérusalem 1954, p. 132-136; A. Yaari, Studies in Hebrew Booklore [en hébreu], Jérusalem 1958, p. 216-219; D. Tamar, Studies in the History of the Jewish People in Eretz Israel and in Italy [Héb.], Jérusalem 1986, p. 164-165; G. Busi, Mantova e la Qabbalah: Mantua and the Kabbalah, Mantova-Milano 2001. . Une telle influence se retrouve non seulement chez les Juifs italiens de la fin des xvie et xviie siècles, mais aussi dans toute la diaspora et jusqu’en Eretz-Israël. Comment et pourquoi il a été décidé d’imprimer une œuvre dont la diffusion était auparavant restreinte, sera discutée plus en détail par mes collègues dans le cadre de ce volume, mais il suffit de dire ici, pour le sujet que je veux aborder, que cette décision fut finalement prise. Dans certains cercles rabbiniques, s’exprimèrent de sérieuses inquiétudes à propos de la divulgation d’une tradition secrète. Le fameux responsum d’Isaac De Lattes, qui figure dans le premier volume du Zohar de Mantoue, tente de répondre à une telle préoccupation3Quelques responsa en faveur de l’impression de textes cabalistiques sont rassemblés au début de l’édition de Mantoue des Tiqqune ha-Zohar. Elles sont le fait de Mosheh ben Mordekay Basola Tzarfati qui vivait à Pesaro (datées de février[!] 21, 1557, fols. [2]r-[3]r), Mosheh ben Avraham Provenzali de Mantoue (2 Kislew [5]318 [25 Octobre 1557], c. [3]v-[4]r), Yisrael ben Menachem Rovigo (c. [4]r), Mosheh ben Yosef Bibi (c. [4]r). Le premier volume du Sefer ha-Zohar contient le célèbre responsum de Yitzhaq Yehoshua ben Immanuel de Lattes, Pesaro, 1 Iyyar [5]218 (19 Avril 1558), qui défendait l’impression du livre. . On peut accepter ou rejeter les explications de De Lattes, mais dès lors que les trois volumes furent imprimés et que l’édition de Crémone fut terminée et commença d’être distribuée, il n’était plus possible de faire marche arrière. Le Zohar trouva son chemin vers les lecteurs juifs, de l’Afrique du Nord à la Pologne, d’Anvers à Safed. Avec lui, d’autres textes cabalistiques importants furent également imprimés dans le cadre du même projet. En 1557, paraissaient les Tiqqunei ha-Zohar et, en 1562, on imprima le Sefer Yetsira, pour ne citer que ces deux ouvrages. Cependant, le Zohar était de loin l’œuvre de cabale la plus influente à bénéficier d’une diffusion sous forme imprimée et se démarquera des autres du fait même de cette influence sur un lectorat à venir.
Mon propos dans ce court article est de discuter d’un aspect du projet d’impression dans son ensemble qui n’a pas encore été analysé. À mon avis, une telle discussion nous permettra de mieux comprendre l’impact de l’édition de Mantoue sur ce qu’il convient d’appeler l’identité juive.
Commençons par quelques considérations sur la place du Zohar dans le contexte de la culture juive du xiiie siècle dans la péninsule ibérique.
Dans un article court, mais séminal, publié en hébreu en 2001, Yehuda Liebes a suggéré que le Zohar était le résultat d’un mouvement littéraire4Y. Liebes, « Ha-Zohar ke-Renesans », in Daat 46 (2001), p. 5-11. Le débat concernant l’auteur du Zohar est très ancien, et n’est toujours pas clos. Pour un état des lieux mis à jour sur le sujet voir D. Abrams, Kabbalistic Manuscripts and Textual Theory: Methodologies of Textual Scholarship and Editorial Practice in the Study of Jewish Mysticism, Jérusalem-Los Angeles 2013; R. Meroz, « The Archaeology of the Zohar. Sifra Ditseni’uta as a Sample Text »,in Daat 82 (2016), p. IX-LXXXV. global qui se développa à partir du milieu du xiiie siècle et jusqu’au début du xive siècle à Castille. Ce mouvement visait à renforcer une « Renaissance spirituelle de la religion juive » après une longue période de stagnation culturelle. Pour étayer sa thèse, Liebes propose un parallèle avec la Renaissance italienne : de même que Dante et Pétrarque ont inauguré une époque d’innovation culturelle en s’éloignant de la culture médiévale et en puisant dans le patrimoine classique, les auteurs du Zohar puisèrent à leur tour dans les enseignements des maîtres tannaïtiques et donnèrent à leur œuvre la forme d’un texte pseudo-épigraphique.
Cet aspect fascinant de l’œuvre mystique la plus importante de la tradition juive a été presque complètement négligé par les chercheurs contemporains, à l’exception de Moshe Idel qui lui a consacré un article en 20055 M. Idel, « Les renaissances culturelles européennes et la mystique juive » (in Kabbalah. Journal for the Study of Jewish Mystical Texts, 13 [2005]), tr. fr. dans L. Kaennel et P. Gisel (éds), Réceptions de la cabale, Paris, L’éclat 2007, p. 11-55.. La production littéraire cabalistique des Juifs de Castille du dernier quart du xiiie siècle y est décrite comme une explosion sans précédent de créativité mystique. À cet égard, Idel parle également d’une « Renaissance de la cabale », dont le texte zoharique serait le cœur.
Quant aux raisons de cette période de grande innovation, il rappelle le contexte de la culture majoritaire à Castille à l’époque. En particulier, en raison de son « particularisme », il interprète la cabale castillane comme une réaction aux tendances universalistes de la cour de Castille sous Alphonse le Sage. Pour lui, « les formes de rivalitéentre différentes cultures ont créé non seulement des processus mimétiques fondés sur l’appropriation de structures conceptuelles, mais aussi des phénomènes d’accélérations dans une culture minoritaire ». En conséquence, Idel souligne l’importance du fait que le développement de la Cabale en Castille s’est déroulé à « une période particulière, que la culture espagnole elle-même décrit comme la Renaissance Alphonsine ». Malgré cette notation intéressante, Idel ne développe pas plus avant le parallèle.
Je suis convaincu que :
a) le Zohar n’est pas simplement un livre, ou une collection d’éléments littéraires dispersées, mais le noyau d’un projet global ouvert, partagé par un cercle d’auteurs (et éventuellement par des générations d’auteurs), qui devait aboutir à la création d’un corpus mystique juif. Ce corpus a été conçu par ses auteurs comme une réponse aux corpus littéraires et théologiques chrétiens disponibles dans la péninsule ibérique au xiiie siècle. En particulier, je considère le corpus de textes rassemblés et traduits sous le patronage du roi Alphonse le Sage comme l’équivalent chrétien le plus pertinent du Zohar. Le projet d’Alphonse peut être considéré à la fois comme un point de départ et comme un modèle avec lequel il fallait rivaliser6 N. Roth, « Jewish Collaborators in Alfonso’s Scientific Work », in R. I. Burns (éd.), Emperor of Culture. Alfonso X the Learned of Castille and His Thirteenth-Century Renaissance, Philadelphia 1990..
b) que l’herméneutique mystique zoharique était en partie encadrée par des modèles narratifs. L’adoption d’une structure littéraire comme outil d’expression d’un message mystique doit aussi être considérée dans le contexte culturel de l’époque.
Le projet promu par Alphonse le Sage
Les vastes horizons de cette entreprise sont bien connus, de même que les contributions des chercheurs juifs qui y furent impliqués. Comme le souligne Norman Roth[6], par exemple, des auteurs et traducteurs juifs (qui traduisirent principalement de l’arabe en castillan) apportèrent une contribution remarquable à la culture scientifique de l’époque et au développement de la langue espagnole. Et Idel7 M. Idel, « Les renaissances culturelles européennes et la mystique juive », art. cit. p. 35 sq.[7] soutient qu’il ne fait aucun doute que cette activité « a eu un impact sur l’activité des cabalistes » et il souligne également l’impact probable sur la cabale castillane de textes magiques et hermétiques introduits en Europe à l’époque de la Renaissance alphonsine.
Des études récentes ont mis en évidence une influence plus directe de la culture alphonsine sur la production littéraire d’auteurs proches du cercle zoharique. Par exemple, Sara Offenberg8 S. Offenberg, « Isaac Ibn Sahula and King Alfonso X: Possible Connections between the Book Meshal Haqadmoni and the Cántigas de Santa Maria », in Arts and Social Sciences Journal, 5 (2014), p. 1-7. a montré l’impact des Cantiques de Sainte Marie – la « collection de formes artistiques9 R. I. Burns, in Emperor of Culture, cit. » alphonsine, qui comprenait plus de quatre cents poèmes lyriques et narratifs de louange en l’honneur de la Vierge Marie – sur le Meshal ha-Qadmoni, un récit en prose rimée écrite par Isaac Ibn Sahula, prochede Moses de León, et qui fut, comme le souligne Hartley Lachter « peut-être même membre du groupe des cabalistes dont nous pouvons penser qu’ils sont responsables de l’écriture du Zohar»10 H. Lachter, « Spreading Secrets: Kabbalah and Esotericism in Isaac Ibn Sahula’s Meshal ha-Kadmoni », in The Jewish Quarterly Review, 100 (2010), p. 111-38.
Comme nous le verrons, l’œuvre d’Ibn Sahula appartient à la Renaissance juive castillane et joue un rôle crucial pour comprendre l’intention des auteurs du Zohar. En effet, le Meshal ha-Qadmoni peut être conçu comme une entreprise encyclopédique en soi, dont l’ambition était de promouvoir une Renaissance juive, après une longue période de crise de la langue et de la culture hébraïques, en substituant aux « livres des hérétiques aux sciences des Grecs et aux proverbes Arabes » un ouvrage écrit en hébreu et contenant la clé pour révéler le sens ésotérique des « saintes paroles ». On retrouve une attitude similaire également dans le Zohar, bien qu’avec un accent différent porté sur la tradition séfirotique.
Ce qui n’a pas encore été entièrement analysé par les chercheurs, c’est le fait que le Meshal et le Zohar ne sont pas seulement influencés par leur contexte culturel, et ne se sont pas contentés d’assimiler des thématiques qui commençaient à circuler à cette époque, mais sont le résultat d’un projet plus vaste qui devait défier les collections encyclopédiques chrétiennes contemporaines, en renforçant une Renaissance juive, fondée sur la révélation du sens ésotérique « perdu » et complet de la Torah.
Structure narrative
Gershom Scholem11G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, tr. fr. M. M. Davy, Paris, Payot, 1960, p. 173. avait déjà parlé du Zohar comme d’un « roman mystique » et des études récentes ont développé cette idée en se concentrant sur le cadre littéraire des récits et des homélies zohariques12 N.d.é. Voir l’ouvrage d’Eliane Amado-Lévy-Valensi, La poétique du Zohar, Paris, L’éclat, 1996, qu’avait préfacé Charles Mopsik, le traducteur français du Zohar, trop tôt disparu.. Nathan Wolski, par exemple, a souligné le fait surprenant que « pas une seule fois, au cours de ses plus d’un millier de pages de folios, nous ne rencontrons les Compagnons dans un cadre juif traditionnel – la maison d’étude ou la maison de prière 13 N. Wolski, « Mystical Poetics: Narrative, Time and Exegesis in the Zohar », in Prooftexts: A Journal of Jewish Literary History 28 (2010), p. 101-28. E. Fishbane, « Representation and the Boundaries of Realism: Reading the Fantastic in Zoharic Fiction » In Kabbalah: Journal for the Study of Jewish Mystical Texts, 23 (2011) p. 105-19, définit les recherches sur la dimension narrative de la littérature zohariquecomme « une nouvelle voie stimulante dans le développement des études sur le Zohar » (p. 105). Le même auteur, dans son livre récent, The Art of Mystical Narrative: A Poetics of the Zohar, Oxford 2018, qui est centré principalement sur « l’esthétique de la créativité zoharique », développe son intuition en offrant une analyse détaillée du « contexte littéraire historique et comparatif dans lequel le cadre narratif zoharique a émergé » (p. 336). Son approche critique et esthétique apporte un éclairage nouveau sur différents aspects du « milieu textuel et folklorique » du Zohar, mais laisse de côté les stratégies spécifiquement identitaires et culturelles qui sous-tendent l’entreprise du Zohar.». Ils parlent plutôt en marchant. « Le Zohar est certainement la première œuvre juive à célébrer le cheminement ou le voyage comme le terrain principal de la connaissance mystique ». C’est cette dimension qui a conduit Melila Ellner-Eshed à le définir comme une sorte d’« épopée mystique14M. Hellner Eshed, A River Flows from Eden. The Language of Mystical Experience in the Zohar, Stanford 2005. ».
En fait, ceux qui ont étudié le Zohar n’ont pas relevé que l’élément épique/narratif est une des clés et des caractéristiques communes de l’encyclopédisme du xiiie siècle. Il joue un grand rôle dans le projet d’Alphonse et chez d’autres grands penseurs de l’époque, comme le catalan Ramon Llull, contemporain d’Alphonse, qui avait également une connaissance du mysticisme juif. Comme le montre Mary Franklin-Brown, Ramon Llull, influencé par sa « connaissance précoce de la poésie des troubadours », a transmis son projet culturel et théologique avec des outils exégétiques narratifs et visuels15M. Franklin-Brown, Reading the World: Encyclopedic Writing in the Scholastic Age, Chicago-London 2012, p. 137 .
Plus encore, l’œuvre zoharique Lust zu fabulieren, comme « désir de fabuler », doit être analysée dans le contexte de l’intérêt croissant, dans les communautés juives du xiiie siècle, pour les romances et les poèmes profanes non hébraïques. Comme l’a montré Leviant 16C. Leviant (éd.), King Arthus. A Hebrew Arthurian Romance of 1279, Syracuse-New York 2003 (à l’origine dans son Masterpieces of Hebrew Literature, New York 1969). , à l’époque, les gens du peuple et les rabbins « furent victimes des charmes de la littérature non sacrée ». Dès le xiie siècle, on trouve des savants comme le tossafiste Samuel ben Meir qui compare « les dialogues des amants du Cantique des Cantiques aux ballades des troubadours », ou des exégètes comme Isaac Ben Yehuda Halevi, qui agrémente ses interprétations des passages bibliques de motifs chevaleresques. Cette tendance atteint son apogée en 1279, lorsqu’un fragment de l’histoire du roi Arthur (avec une référence intéressante au « libro della Kesta del Sangraal » ליברו דילא קשטא דיל סנגראאל) fut traduit en hébreu. Il convient de noter que le traducteur a justifié sa démarche en disant : « La raison de ma traduction est que les pécheurs apprendront les chemins de la repentance et garderont à l’esprit leur fin et reviendront au Nom. »
Jusqu’à présent, ceux qui ont étudié le Zohar ont négligé le lien entre ses stratégies narratives et la culture littéraire contemporaine. D’une part, les auteurs zohariques ont absorbé des éléments et des stratégies littéraires spécifiques de la culture de leur époque et les ont placés dans un nouveau cadre narratif, afin de leur donner un nouveau sens et une nouvelle pertinence. Ce faisant, ils créèrent une littérature mystique originale, capable de fournir au public juif une forme de récit épique en hébreu. D’autre part, en transmettant leurs doctrines à travers cet outil littéraire, ils ont pu faire passer leurs théories d’une dimension profane à une dimension sacrée, en leur attribuant une nouvelle signification spirituelle et métaphysique.
Nous pouvons maintenant mettre davantage l’accent sur l’hypothèse proposée par Yehudah Liebes que nous avons mentionnée au début. Le Zohar peut être comparé à la Renaissance italienne dans la mesure où il véhicule un projet plus vaste, visant à susciter une résistance culturelle juive contre les modèles culturels et théologiques chrétiens. Un groupe d’intellectuels juifs, bien au courant de ce qui se passait dans la culture chrétienne contemporaine des élites dans la péninsule ibérique, forgea une réponse qui n’était pas seulement « mimétique », mais qui, comme le dit Idel, représentait aussi une forme d’« accélération ».
Ce faisant, les cabalistes du Zohar ont adopté une stratégie identitaire, au même titre que les idéaux humanistes italiens et, plus tard, la Renaissance italienne, ont constitué une réponse identitaire à la suprématie politique et culturelle des « barbares ».
En définissant le Zohar comme un phénomène de la Renaissance, nous ouvrons une perspective nouvelle concernant l’édition de Mantoue et nous pouvons apprécier pleinement le travail des éditeurs et des typographes de Mantoue et de Crémone comme un projet identitaire.
Je suivrai ici la piste tracée par Elizabeth Eisenstein dans son ouvrage fondamental intitulé : The Printing Press as an Agent of Change, publié pour la première fois en 1979 17 E. Eisenstein, The Printing Press as an Agent of Change: Communications and Cultural Transformations in Early-Modern Europe, 2 vols., Cambridge 1979.. Je suis bien au fait du débat scientifique que le livre a suscité et il n’est pas question ici de discuter des aspects du travail d’Eisenstein avec lesquels je ne suis pas d’accord. Cependant, je crois qu’Eisenstein a fondamentalement raison en définissant la Renaissance comme un processus « inauguré à l’époque des scribes et qui s’est perpétué à l’époque des imprimeurs ». Ce qui différencie la Renaissance italienne des xve-xvie siècles des « Renaissances » précédentes, par exemple celle du xiie siècle, c’est le fait que ces dernières étaient confinées au monde du manuscrit, tandis que la première s’est perpétuée grâce à l’invention de la typographie. Évidemment, la Renaissance italienne ne se limite pas à l’impression, mais il va de soi que, sans les livres imprimés, le processus initié par des humanistes comme Pétrarque n’aurait pas eu l’influence durable qu’il a pu avoir sur la civilisation occidentale.
Je pense que nous pouvons parler de la Renaissance du Zohar exactement de la même manière. Elle naît au xiiie siècle en Castille et se perpétue au xvie siècle en Italie grâce à l’imprimerie. C’est ce développement en deux étapes qui donne au projet le statut à part entière de Renaissance juive. Ni l’entreprise du xiiie siècle ni l’imprimerie du xvie siècle, prises séparément, n’auraient pu atteindre une telle pertinence. En d’autres termes, le Zohar de Mantoue (comme le Zohar de Crémone) constituent « du vieux vin dans un nouveau récipient ». Mais c’est seulement par cette combinaison que l’on peut apprécier pleinement le goût d’une utopie mystique audacieuse.
« Rabbi Meir dit : Ne considère pas le récipient, mais ce qu’il contient. Il est des récipients neufs pleins de vin vieux et d’anciens qui ne contiennent même pas de vin nouveau. » (Avot 4:27). Oublions un instant le conseil de Rabbi Meir et jetons un regard sur le récipient. L’impression du Zohar a changé radicalement le public des lecteurs. Même si le projet des cabalistes castillans était subtil et clairvoyant, le fait que sa transmission ait été réduite à la circulation de manuscrits a grandement entravé sa diffusion. Comme nous l’apprend la préface d’Emmanuel de Corropoli, dans son haqdamat ha-magiah, les manuscrits de Zohar étaient assez rares en Italie au xvie siècle et ne pouvaient être obtenus qu’au prix de très grands efforts auprès de leurs propriétaires jaloux18 Dans la préface du premier volume de l’édition de Mantoue (fol. [4]r), l’éditeur – Immanuel ben Gavriel de Corropoli de la famille des Gallichi – décrit son travail d’édition des textes, pour lequel il a utilisé, parmi d’autres, des manuscrits appartenant à Yehudah ben Mosheh Blanis et Elyaqim ben Yeshayah de Macerata, et un « ancien » codex venu de Safed.… Comme nous l’avons vu, Liebes a souligné avec éclat l’importance de cette Zohar-Renaissance. Mais le fait qu’une telle appréciation prenne forme pour la première fois dans un essai savant publié en 2001, montre que, dans son contexte original, la tradition zoharique n’était qu’un projet identitaire potentiellement influent. Afin d’affecter réellement une partie importante du monde juif, il lui manquait la pénétration nécessaire.
L’école cabalistique de Mantoue et le Zohar
Mantoue elle-même est un bon exemple de cette situation. Jusqu’à la seconde moitié du xvie siècle, l’intérêt pour les textes cabalistiques était relativement faible chez les Juifs de Mantoue19 J’ai souligné le développement des études de Cabale à Mantoue aux xvie et xviie siècles dans mon livre Mantova e la qabalah.. Nous savons que Yehudah Hayyat avait composé dans cette ville son célèbre commentaire sur le Ma’arekhet ha-Elohut, à la demande de Jacob Jabez, arrivé à Mantoue après avoir été expulsé d’abord d’Espagne, puis du Portugal. Cependant, à la veille de l’impression du Zohar, il n’y avait pas d’école cabalistique à Mantoue. Les éditeurs et imprimeurs qui ont produit l’édition du Zohar venaient d’ailleurs et quelquefois de loin. Immanuel de Corropoli, de la famille Gallichi, est né en Italie centrale. Corropoli est une ville des Abruzzes; au xvie siècle, où régnait alors la famille Aquaviva. Immanuel de Benevento venait d’une ville de Campanie dans le sud de l’Italie, tandis qu’Isaac de Lattes était d’origine provençale. Parmi les personnes impliquées dans le projet d’impression, seul Ya’aqov de Gazzuolo semble avoir été lié à la région de Mantoue, Gazzuolo étant situé à environ 20 km de Mantoue. Abraham de Modène, gendre d’Isaac de Lattes, éditeur et correcteur, déménage de Bologne à Mantoue dans le seul but de superviser l’impression des livres cabalistiques. Dans ses lettres à son beau-père, qui vivait à Pesaro, il nous livre une description vivante des difficultés matérielles de sa tâche : Abraham se plaint de la mauvaise nourriture et du rythme épuisant du travail dans une atmosphère hostile, parce que plusieurs coreligionnaires critiquent ouvertement le projet. Durant cette période, Emmanuel de Benevento meurt et Emmanuel de Corropoli quitte probablement Mantoue, laissant Abraham seul pour finir leur travail. On sait qu’en 1561, dès que l’impression du Zohar est terminée, celui-ci rentre à Bologne. Les textes suivants furent imprimés par Ya’aqov de Gazzuolo seul, qui, en 1563, quitte lui-même Mantoue pour tenter sa chance à Venise. Ce n’est qu’après l’impression du Zohar et sa diffusion dans toute l’Italie que Mantoue devient un centre d’apprentissage de la cabale et joue un rôle central dans ce domaine, comme nous l’apprend, par exemple, l’activité de Rabbi Moses Zacuto.
Né à Amsterdam, Zacuto a étudié en Pologne avant de s’installer à Vérone, puis à Venise, où il réside depuis plus de 25 ans. Il a grandement contribué à la publication de nombreux textes cabalistiques par les imprimeries hébraïques de Venise et a réuni autour de lui un cercle de disciples importants. Lorsqu’il fut nommé Grand Rabbin de Mantoue en 1673, Zacuto apporta avec lui sa remarquable bibliothèque, rassemblée pendant ses années vénitiennes et qui contient toutes les œuvres principales de la cabale lurianique, ainsi qu’une vaste collection de textes magiques. C’est probablement à Mantoue qu’il rédigea son commentaire monumental du Zohar. Grand théoricien des tendances dévotionnelles de la mystique juive, Zacuto prépara de nombreuses anthologies de tiqqunim (lit. « restaurations »), ou manuels liturgiques, selon la Cabale. C’est encore à Mantoue qu’il fonda une congrégation connue sous le nom de Chadashim l’-Beqarim, qui rassembla quelques-uns des rabbins et des savants les plus importants de la ville et resta active jusqu’à l’Emancipation à la fin du xviiie siècle. De Casale Monferrato et Reggio Emilia, Venise et Alessandria, les plus éminents cabalistes se sont tournés vers Zacuto pour obtenir des conseils bibliographiques et des directives d’étude ou pour faire part de leurs doutes et et de leurs expériences. Sa correspondance, apparemment très éloignée du courant culturel dominant en Europe, peut aussi être lue comme un commentaire analytique partiel de la cabale tardive en Italie et montre à quel point, à la fin du xviie siècle, le judaïsme était complètement imprégné des doctrines de la cabale, et en particulier du mysticisme zoharique.
Avec l’arrivée de Zacuto, Mantoue devint le principal centre mystique en Italie, rôle que la ville conserva jusqu’à la fin du xviiie siècle. Comme en témoigne le grand nombre de manuscrits encore conservés dans la ville, de nombreux petits cercles cabalistiques, qui recopièrent et annotèrent soigneusement les œuvres de Zacuto, furent actifs pendant toute cette période. Dans certains cas, nous possédons même des carnets de notes faisant référence aux leçons de Zacuto à Mantoue et indiquant les dates exactes avec des résumés des sujets traités et des objections soulevées. Les dizaines de manuscrits écrits à Mantoue pendant ces années ont fourni la base d’une riche tradition textuelle. Copiés et recopiées de nombreuses fois, ils ont voyagé jusqu’en Europe centrale et orientale. Certaines des premières éditions de textes cabalistiques imprimées dans la lointaine Pologne à la fin du xviiie siècle ont été tirées de manuscrits de l’école de Mantoue.
Une Renaissance juive devenue réalité
Nous savons tous que le Zohar insiste sur le statut secret des enseignements cabalistiques. En même temps, nous savons aussi que ce « secret » a acquis une certaine popularité précisément grâce à l’impact de l’impression. Face à une telle diffusion de l’œuvre, nous devons nous demander si le Zohar n’a pas impulsé de cette manière son propre succès. Je veux dire qu’il convient de se poser la question si ce corpus avait des qualités que d’autres œuvres n’avaient pas. Je suis convaincu que son cadre narratif et l’accent mis sur la personnalité charismatique de Shimon bar Yochaï contribuèrent grandement à sa diffusion. L’impression modifia le statut du Zohar mais, ce faisant, elle tira partie également des qualités inhérentes au livre. Comme nous l’avons vu, dès sa conception, le Zohar était censé être le déclencheur d’une Renaissance juive. Il avait été formé par un cercle d’inspiration « renaissance », et s’était focalisé sur une narration de même type, tandis que l’académie de Rabbi Shimon bar Yochai était le symbole d’un renouveau spirituel aux accents messianiques clairs.
Les éditeurs du Zohar de Mantoue étaient bien conscients du rôle décisif de l’imprimerie comme promoteur du messianisme inné de l’œuvre. Isaac de Lattes associa la diffusion du Zohar à la venue du salut messianique. Alors que le temps messianique approche – écrit-il dans son responsum – les secrets de la Torah ne peuvent pas seulement être révélés à un plus grand nombre de lecteurs. Les diffuser équivaut à un devoir religieux, puisqu’une telle action favorisera la venue du Messie20 Voir le responsum de De Lattes dans le premier volume du Zohar de l’édition de Mantoue:
ועוד יש תשובה אחרת וכוללת גם על שאר הטענות ועל הראשונות והאחרונות מספקת והיא שספר הזהר נתחבר ונכתב בדורו של רשב “י שהסכימו בו מן השמים כי היה ראוי לכך וגלגלו זכות ע “י ועל ידי חבריו הזכאים כדי שבסוף הימים בדורו של משיח בקרבת הישועה בזכות זה יגאלו ישראל וכמו שבמצרים היה צריך לזכות ישראל בדם פסח ובדם מילה כדי להוציאם מאותו הגלות והיה די במצות כי לא היה הזמן רק זמן תורה כלומר שהגיע העת לפרסמה כן כדי להוציא ישראל מהגלות הזה צריך שיזכו בידיעת הנסתר כי כל הנביאים לא נבאו לימות המשיח אלא על זה ואל יהיה זה בעיניך פלא וצא וחשוב כי הזמן ענין אלדי לא תושג אמתתו כי אם למי שבראו וכמו שברא עצמים מתחלפים זה נכבד מזה כן גזרה חכמתו שתתגלה יפעת מאורו פעם והתעלם פעם ותהיה האמת מבהקת בעולם השפל כשמש בתקופת תמוז ולפעמים תהיה האמת נעדרת או תהיה בעלטה ובאפלה אין רואה ולא שיהיה העכוב מצדו חליל’ שאין כילות אצל המשפיע אבל מצד המקבלים שאין הדור ראוי והגון לכך והקש על התורה – הקדושה כי הזמן נחלק עליה כמו שאמרו ז “ל שני אלפים תהו שני אלפים תורה שני אלפים ימות המשיח כי הב’ אלפים הראשונים לא היו ראוים לתור’ ובאותו הזמן היתה התורה גנוזה כבית גנזיו חתומה באוצרותיו כמוסה עמו ולא זכו בה רק יחידי סגולה כאבות והשבטים ואחר נתפרסמה במעמד ששים רבוא בהר סיני כן סתרי תורה היו עד הנה סתומים לא נודעו כי אם לבני עלייה והנם מעטים לפי שלא בא זמנם להתפרסם ועל כן לא היו נביאי כי אם אחד מעיר ושנים ממשפחה אבל בשני אלפים של ימות המשיח עם היות שבעונותינו עברו מה שעברו תתפרסם זאת החכמה ותתגלה לכל הלא תראה רש “י ז “ל כפי שיר השירים בדוגמא מפסוק ישקני מנשיקות פיהו ז “ל ומובטחים מאתו להופיע עוד עליהם לבאר להם סוד טעמיה ומסתר צפונותיה ומחלים פניו לקיים דברו וזה וישקני מנשיקות פיהו וכל שכן עתה שקרובה הישועה להגלות – הלא תראה ההתעוררות המופלג כי נגע בלב כל איש ואיש מיושבי הארץ לבקשו בדמים יקרים ולהעתיקו ביגיעה רבה ובהוצאה לא מעט זה סימן מובהק כי באו ימי פקודה עת הזמיר הגיע דלזמיר אניש כי ליזיל באורח סודות התורה לקיים ובלכתך בדרך וקול התור תורי זהב עם נקודת הכסף נשמע בארצנו כי לפי דברי הזהר זבות למוד ספרו הוא המלאך הגואל
. Il ne faut pas oublier que la Renaissance zoharique n’est pas un passe-temps érudit, mais qu’elle a un but messianique crucial, clairement souligné par ses éditeurs du xvie siècle. La diffusion typographique remplit les objectifs originaux du Zohar, en diffusant l’éveil spirituel prévu par le cercle castillan du xiiie siècle. Un éveil messianique est en soi un « salut de la multitude ». La mission collective encouragée par le Zohar avait besoin d’un outil approprié pour être mise en œuvre et elle l’a trouvée au milieu du xvie siècle en Italie. Nous avons commencé notre court voyage en Castille et sommes maintenant de retour à Mantoue. Près de trois siècles plus tard et à quelque 2000 kilomètres de là, la Renaissance du Zohar, conçue en Castille, est en cours d’achèvement à Mantoue.