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Zohar Torah

Les corrections lurianiques du texte du Zohar

Julien Darmon

Le texte de l’édition standard du Zohar, celle de Vilna (1895), diffère parfois sensiblement de celui de l’édition originale de Mantoue. Nous allons prendre un exemple précis de telles différences, retracer son origine et mettre en lumière les débats auxquels elle a donné lieu1L’essentiel de cette présentation est repris de l’ouvrage monumental de Yosef Avivi, Qabbalat ha-Ari (Makhon Ben-Tsvi, Jérusalem, 2008), vol. III, p. 1120-1129, avec l’aimable autorisation de l’auteur. .

Le Zohar de Mantoue à Safed

Précisons tout d’abord que c’est l’édition de Mantoue et non celle, concurrente, de Crémone qui a essentiellement été diffusée auprès des cabalistes de Safed, ainsi qu’en Italie, comme le précise Yosef Avivi2 Yosef Avivi, Qabbalat haAri, op. cit., vol. I, p. 253, n. 104. ; celle de Crémone était essentiellement diffusée en Allemagne et en Pologne. Il existe des variantes entre ces deux éditions, ainsi que l’écrit R. Moshe Zacuto (1625-1697) à son correspondant R. Shimshon Baqi : « Il ne convient pas de se baser sur le “Grand Zohar” [l’édition de Crémone], mais uniquement sur le “Petit Zohar” [l’édition de Mantoue], d’une part parce que le premier est quasiment introuvable chez nous, d’autre part parce qu’il est plein de fautes et que les émendations du Rav [R. Isaac Luria] que j’ai publiées sous le titre Derekh Emet ne permettent pas d’y remédier du fait que les paginations ne correspondent pas ; et de toute façon, il y a tellement de coquilles dans le “Grand” qu’il est impossible de toutes les corriger3 M. Zacuto, Iggerot ha-Ramaz, Livourne, 1790, 2a (éd. Ha-Ḥayyim we-ha-Shalom, Jérusalem, 1999 p. 5).. »

À ma connaissance, nous n’avons pas de certitude absolue que les cabalistes de Safed aient eu entre les mains un exemplaire de l’édition imprimée du Zohar, quoique le contraire serait étonnant : pour mémoire, l’édition de Mantoue date de 1558, cependant que R. Moshe Cordovero décède en 1570, que R. Isaac Luria arrive à Safed cette même année et que R. Moshe Cordovero, tout comme R. Joseph Caro et bien d’autres encore, était en contact étroit avec l’Italie, notamment pour l’impression de ses propres ouvrages. Il est certain en tout cas que R. Ḥayyim Vital (1542-1620) y a recours pour sa rédaction du corpus lurianique, puisqu’il intègre dans ses textes les références de pagination du Zohar de Mantoue4 Cf., par exemple, le fac-similé d’un manuscrit dans Sha‘ar ha-Ma’amarim, Ahavat
Shalom, 2017, p. 473.
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Comment R. Isaac Luria étudiait le Zohar

Résumer ici l’apport de R. Isaac Luria à la cabale, c’est-à-dire essentiellement à la compréhension du Zohar, serait une gageure. Yosef Avivi a cependant mis en lumière l’intérêt qu’il y a à étudier la cabale lurianique non pas uniquement dans sa mise en forme systématique qui caractérise les textes les plus étudiés, comme le ‘Ets Ḥayyim, issus de plusieurs couches d’élaboration par les différents maillons de la tradition lurianique – R. Ḥayyim Vital, R. Shmu’el Vital, R. Ya‘aqov Tsemaḥ, R. Me’ir Poppers –, mais en retraçant la méthode d’étude propre de R. Isaac Luria, qui part toujours d’un texte du Zohar, et en suivant l’ordre chronologique de ses rares écrits et de ses enseignements, afin d’observer la genèse des idées nouvelles.

R. Issac Luria lui-même écrit5 Dans Sha‘ar Ma’amarei Rashbi, Jérusalem 1959, 22a. que son apport essentiel est la lecture des dix sefirot, non pas, comme R. Moshe Cordovero, selon un schème à trois niveaux – Arikh Anpin, Ze‘ir Anpin et Nuqva –, mais à cinq niveaux– Arikh Anpin, Abba, Imma, Ze‘ir Anpin et Nuqva –, et que ce nouveau paradigme est issu d’une lecture comparée attentive des deux parties les plus obscures du Zohar, la Idra Rabba et la Idra Zutta. Ce qui ressort essentiellement de ce nouveau paradigme est une distinction plus fine entre ce que Ze‘ir Anpin reçoit de Arikh Anpin et ce qu’il reçoit de Abba et Imma en termes de « suppléments d’être », qu’il appelle moḥin, « cerveaux ».

Or la Idra Zutta est essentiellement consacrée à ces questions, et l’on va voir que l’apport lurianique a eu pour effet d’introduire des « corrections » dans le texte de cette Idra Zutta.

De Mantoue à Vilna

Dans l’édition de Mantoue (vol. III, 291a), le Zohar évoque « l’héritage » (yeruta) de Ze‘ir Anpin en ces termes :


הני ירותא דאבוי ואימיה ירית. מאי ירותא דא עטרין דהוו גניזין בגוויהו ואחסינו לבן דא מסטרא דאבוי הוה גניז בגוויה חד עטרא דאקרי חסד ומסטרא דאימא חד עטרא דאקרי גבורה וכלהו מתעטרין ברישיה ואחיד לון וכד נהרין אלין אב ואם עלייהו כלהו אקרין
תפילין דרישא וכלא נטיל בן דא וירית כלא
Voici qu’il hérite de l’héritage de son père et de sa mère. Quel est cet héritage ? Ce sont les diadèmes qui étaient cachés en eux et qu’ils ont transmis en héritage à ce fils : du côté de son père était caché en lui un diadème appelé ḥessed, et du côté de la mère un diadème appelé gevura ; et tou(te)s viennent couronner sa tête et il les unifie. Et lorsque le père et la mère épanchent sur lui leur lumière, tous sont appelés “tefillin de la tête” et le fils prend le tout, il hérite du tout.

L’édition de Crémone porte exactement le même texte, et c’est également la leçon retenue par Daniel Matt dans son édition critique du texte du Zohar, sur la base des manuscrits existants5. En revanche, l’édition de Vilna (1895), qui sert de base à toutes les éditions contemporaines, porte un texte légèrement différent, par l’ajout de quatre mots :


הני ירותא דאבוי ואימיה ירית. מאי ירותא דא אחסנתא דאבוי ואימיה ותרין
…בגוויהו גניזין דהוו עטרין
Voici qu’il hérite de l’héritage de son père et de sa mère. Quel est cet héritage ? Ce sont le legs de son père et de sa mère ainsi que les deux diadèmes qui étaient cachés en eux…

L’histoire de cette modification doit prendre en compte que, dans l’édition de Mantoue déjà, le Zohar se cite lui-même, trois pages plus loin, de cette façon III, 292b) :


בחללא דגלגלתא נהירין תלת נהורין ואי תימא תלת ארבע אינון כמה דאמינא אחסנתא דאבוי  ואימיה תורין גניזין דילהון דמתעטרין כלהו ברישיה ואינון תפילין דרישא
« Dans la cavité crânienne brillent trois lumières ; et si tu dis “trois ?
mais elles sont quatre, comme on l’a dit : le legs de son père et de sa mère et leurs deux choses cachées qui tous viennent couronner sa tête et sont les “tefillin de la tête”… »

De R. Moshe Cordovero à R. Isaac Luria

Il est difficile d’expliquer, dans le cadre de cette courte contribution, l’enjeu de ces passages complexes. Essayons néanmoins. Le problème du Zohar est de faire correspondre trois niveaux de réalité : le niveau séfirotique, où Ze‘ir Anpin, le « Fils » – qui correspond, pour le dire rapidement, à la sefira Tiferet – reçoit un double influx, de Abba, le « Père », la sefira Ḥokhma, et de Imma, la « Mère », la sefira Bina ; le niveau anatomique, où les réceptacles de ces influx doivent correspondre aux « trois cavités du crâne » (en gros, les cerveaux gauche et droit, ainsi que le cervelet) ;  et le niveau halakhique, où ces influx « ressortent » sous la forme des quatre compartiments des tefillin de la tête, lesquels correspondent aux quatre moḥin Ḥokhma, Bina, Ḥessed et Gevura (ou plutôt les racines de Ḥessed et Gevura qui sont en Da‘at). Comment passe-t-on de deux à quatre ? Le premier texte semble ne parler que de deux dimensions : le diadème de ḥessed et le diadème de gevura, qui seraient identifiés comme l’héritage (yeruta) de  Abba et Imma, tandis que le second texte parle d’une part du legs (aḥsanta) de Abba et Imma et, d’autre part, de deux « choses cachées ».

R. Moshe Cordovero, dans son monumental commentaire du Zohar, Or Yaqar, suit scrupuleusement la leçon de Mantoue et résout le problème de la façon suivante : « l’héritage » ou le « legs » de Abba et Imma sont bien les diadèmes de ḥessed et de gevura qui sont en Da‘at, selon le sens simple du texte6 M. Cordovero, Zohar ‘im perush Or Yaqar, Jérusalem, 2003, vol. 22, p. 74-75., cependant que « les deux choses cachées » sont « la ḥokhma et la bina qui sont cachées et qui complètent celles-ci en leur lieu, comme on l’a expliqué7Id. p. 115. ».

R. Isaac Luria, dans son commentaire autographe d’un autre texte cryptique du Zohar portant sur les mêmes thèmes, le Sifra di-Tsni‘uta, suit la même approche : « Et ce Fils hérite du legs de son père et de sa mère, qui sont les deux diadèmes qui étaient cachés dans Abba et Imma et dont il hérite à présent, comme on le trouve dans la Idra Zutta 8Dans Y. Avivi, Qabbalat ha-Ari, vol. II, p. 996. L’intégralité de ce commentaire se voit gratifiée d’une édition critique qui couvre les pages 947-1009. . » On sait que ce commentaire a été composé tôt, avant que R. Isaac Luria ne vienne dispenser son enseignement à Safed. Son enseignement définitif offre une lecture bien différente : il existe d’une part« les deux moḥin de ḥokhma et bina… qui sont appelés dans la IdraZutta (292b) “le legs (aḥsanta) de son père et de sa mère”… », et d’autre part « les deux moḥin qui forment ensemble Da‘at, qu’on appelle ḥessed et gevura, qui sont appelés là-bas “les deux diadèmes”, comme le dit le texte : “le legs de son père et de sa mère et leurs deux choses cachées”. » On remarquera que l’expression : « les deux diadèmes » (trin ‘iṭrin) ne figure pas en 292b, mais uniquement en 291a ; elle est ici importée, afin d’unifier les deux passages dans une lecture qui est l’inverse que celle reçue précédemment. R. Isaac Luria met en lumière la différence entre yeruta, « héritage », et aḥsanta, « legs », pour affirmer que le « legs de Abba et Imma» évoqué en 292b correspond aux moḥin de ḥokhma et bina, tandis que « les deux choses cachées » de 292b sont identiques aux « deux diadèmes cachés » de 291a et correspondent aux moḥin de ḥessed et gevura. Ceux-ci ne viennent pas à proprement parler de Abba et Imma, ils ne font que transiter par eux.

La version que l’on a dans les éditions actuelles, אחסנתא דא ירותא מאי בגוויהו גניזין דהוו עטרין ותרין ואימיה דאבוי, est donc un collage entre la version de Mantoue, בגוויהו גניזין דהוו עטרין דא ירותא מאי, et ce qui est dit dans la même édition plus loin, גניזין תורין ואימיה דאבוי אחסנתא דאמינא כמה, sur la base de la lecture lurianique de ce texte. Comment en est-elle venue à intégrer le texte même du Zohar ?

De Constantinople à Amsterdam et à Livourne

Ainsi que l’a exposé Daniel Abrams, l’édition de Mantoue, si elle a servi de base de travail aux cabalistes de Safed, n’était pas considérée par eux comme l’édition définitive. R. Abraham Azulay (1570-1643), disciple de R. Moshe Cordovero, note déjà que « les variantes textuelles du Zohar sont plus nombreuses que pour n’importe quel autre livre » et il compile dans son ouvrage Or ha-Levana toutes ces variantes sur la base « des manuscrits anciens et précis, des ouvrages de R. Moshe Cordovero, d’un livre venu d’Égypte établi à partir des gloses de R. Isaac Luria dont on dit qu’il disposait de six manuscrits anciens, et enfin de la traduction hébraïque effectuée par R. Israël Ankaoua9 R. A. Azulay, Or ha-Ḥama, Jérusalem, 1876, vol. I, p. III. ». La seule édition imprimée de Or ha-Levana ne couvre malheureusement que le premier volume du Zohar, et je ne suis donc pas en mesure de dire quelle version de notre passage cet ouvrage proposait de retenir.

C’est en 1743 que paraît à Constantinople une édition « corrigée » du Zohar. Son éditeur, R. Yona b ; R. Ya‘aqov, écrit dans son introduction : « « Dieu m’a exaucé et m’a fait parvenir entre les mains cet exemplaire du Zohar abandonné dans un coin, apporté d’Alep, corrigé lettre après lettre, mot après mot, à partir de l’exemplaire de R. Ḥayyim Vital alors qu’il résidait à Damas… Le Rav Moshe Mizraḥi écrit qu’il a consacré les années 1618-1663 à établir ces corrections à partir des exemplaires de R. Ḥayyim Vital et de R. Yehuda  Mish‘an, ainsi que de ceux de R. Israël Benyamin, de R. Menaḥem di Lonzano, de R. Abraham Galante et des Sages de Jérusalem… » C’est dans cette édition qu’apparaît pour la première fois la version דא ירותא מאי בגוויה גניזין דהוו עטרין ותרין ואימיה דאבוי אחסנתא, qui vient donc de l’exemplaire annoté de R. Ḥayyim Vital lui-même

Il nous est cependant impossible de déterminer quelle était l’intention précise de cette annotation : s’agissait-il pour lui d’une correction à apporter au texte même, comme l’a compris l’éditeur du Zohar de Constantinople, ou plutôt d’une glose explicative ? Impossible de le savoir. Cette problématique n’est d’ailleurs pas spécifique au Zohar, mais traverse toute l’histoire de l’édition et de la philologie 10L’ouvrage de référence pour ce qui est du livre hébraïque est Y. Sh. Spiegel,‘Amudim be-Toldot ha-Sefer ha-‘Ivri, vol. II, Hagahot u-magihim, Ramat-Gan, Presses de l’université Bar-Ilan, 2e édition, 2005..

L’intégration de ces gloses dans l’édition de Constantinople n’a pas fait l’unanimité chez les éditeurs ultérieurs, qui étaient en même temps des cabalistes de premier plan. R. Shalom Buzaglo (v. 1700-1780), auteur du Miqdash Melekh, commentaire lurianique de référence sur le Zohar, publie en 1793 à Amsterdam une édition du Zohar dans laquelle il critique l’introduction de ces gloses dans le texte même ; pour son propre texte, il revient quasiment à l’édition de Mantoue. Il rajoute juste le mot « deux » בגוויה גניזין דהוו עטרין תרין דא ירותא מאי – ce qui était déjà le cas, mais en glose marginale, de l’édition publiée à Amsterdam en 1715, entre celle de Mantoue et celle de Constantinople donc. Mais cet ajout ne change pas le sens du texte.

Un autre immense cabaliste contemporain, R. Ḥayyim Yosef David Azulay (1724-1806), juge pour sa part injustifiées, et surtout illégitimes, les critiques émises par R. Shalom Buzaglo et publie à Livourne en 1793 une édition vocalisée du Zohar qui reprend le texte de Constantinople. C’est cette position qu’adopteront également les éditeurs de Vilna en 1895 tout comme, avant elle, les éditions de Zhito- mir en 1863 et d’Izmir en 1876. Signalons enfin l’édition de Livourne de 1858, due à Moshe Yesha‘yah Tubiana, qui intègre aussi bien les commentaires marginaux de R. Ḥayyim Yosef David Azulay ainsi que son introduction, que les commentaires de R. Moshe Zacuto et le Miqdash Melekh de R. Shalom Buzaglo – édition qui se veut assez « complète », donc –, présente une variante que nous n’avons pas vu attestée ailleurs :


מאי ירותא דא אחסנתא דאבוי ואימיה תרין עטרין דהוו גניזין בגוויהו …
« Quel est cet héritage ? Ce sont le legs de son père et de sa mère, les deux diadèmes qui étaient cachés en eux… »

Cette édition reprend la variante de Constantinople, mais fait juste sauter le waw avant trin, ce qui fait que l’on n’a plus « le legs de son père et de sa mère ainsi que les deux diadèmes » mais uniquement « le legs de son père et de sa mère, les deux diadèmes », ce qui revient au sens de l’édition de Mantoue…

Conclusion

L’enjeu du recours aux éditions anciennes du Zohar, en particulier à celle de Mantoue, est donc de taille. Il s’agit de l’édition par rapport à laquelle les cabalistes de Safed, R. Moshe Cordovero et R. Isaac Luria en particulier, étaient nécessairement amenés à se positionner. Le fait que, dans son commentaire sur le Sifra di-Tsni‘uta, R. Isaac Luria suive le sens obvie de la leçon de Mantoue, montre bien que la lecture qu’il finira plus tard par adopter ne résulte pas du choix d’une autre version, sur la base d’un manuscrit qui nous serait inconnu, mais bien d’un travail herméneutique à l’intérieur du texte du Zohar tel que nous le présente l’édition de Mantoue. Le travail des éditeurs ultérieurs a en partie consisté, au moins par endroits, à harmoniser le texte du Zohar, sur la base des gloses marginales des premiers élèves de R. Isaac Luria, dans un sens qui rende l’interprétation lurianique plus immédiate. Ce travail se fait nécessairement aux dépens d’une com- préhension juste, aussi bien des commentaires non lurianiques du Zohar que de la démarche exégétique de R. Isaac Luria lui-même. Cet état de fait n’est d’ailleurs pas spécifique au Zohar : le Talmud de Babylone lui aussi a été corrigé en fonction des variantes que Rashi proposait de retenir, ce qui fait qu’aujourd’hui, quand Rashi nous dit qu’« il faut retenir la variante b » et que notre texte porte déjà la variante b, nous n’avons plus accès à la variante a que Rashi avait sous les yeux, et donc la problématique à laquelle il était confronté ; heureusement que les Tossafot viennent souvent défendre ladite variante a et nous permettent ainsi de saisir les enjeux exégétiques de ces différences. Il en va de même ici.

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