Cette publication est également disponible en : English

Zohar de Mantoue

Le Zohar chez les chrétiens
à la Renaissance

Saverio Campanini



Intervention de Saverio Campanini

Colloque Le Zohar de Mantoue

 Car si je connais mal la Psychanalyse de Freud, ou celle de Jung, en revanche j’ai étudié de très près la Kabbale dans le «Zohar». 

Antonin Artaud

 L’un des traits les plus frappants de l’attitude complexe des chrétiens envers les juifs et leurs livres au milieu du XVIe siècle est l’ambivalence de leur politique concernant, par exemple, l’interdiction et la persécution de certains livres juifs, notamment le Talmud et la fascination et même la promotion d’autres produits intellectuels tout aussi juifs, comme le Zohar. Il est tout à fait frappant, comme je l’ai déjà souligné en une occasion précédente 1 S. Campanini, On Abraham’s Neck. The Editio Princeps of the Sefer Yetzirah (Mantua 1562) and Its Context, in G. Veltri – G. Miletto (edd.), Rabbi Judah Moscato and the Jewish Intellectual World of Mantua in the 16th-17th Centuries, Brill, Leiden – Boston 2012, pp. 253-278. , de lire le rapport de Sixte de Sienne, envoyé à Crémone pour brûler le Talmud, ce qu’il fit avec un succès dévastateur. Dans le même temps, comme nous l’avons également lu dans son heureuse Bibliotheca Sancta, tombant sur les piles d’exemplaires nouvellement imprimés de l’édition Vincenzo Conti du Zohar, il était fier d’annoncer qu’il avait réussi à les sauver du risque imminent d’être détruit par les soldats espagnols occupant la ville. On ne peut pas ne pas avoir l’impression d’assister au déploiement d’un certain paradigme de substitution 2 Cfr. A. Raz-Krakotzkin, Ha-tzensor, ha-‘orek we-ha-teqst. Ha-knesia ha-katolit we-ha-sifrut ha-ivrit ba-me’ah ha-shesh ‘esreh, The Magnes Press, Jerusalem 2005; English translation (by J. Feldman) The Censor, the Editor, and the Text. The Catholic Church and the Shaping of the Jewish Canon in the Sixteenth Century, University of Pennsylvania Press, Philadelphia 2007. , alternant répression brutale et flatteries suaves pour éradiquer un corpus et en promouvoir un autre, pour promouvoir le Zohar contre le Talmud comme une alternative jugée capable de provoquer ou du moins de faciliter la conversion juive au christianisme. Même en atténuant les exagérations polémiques d’Heinrich Graetz, qui définissait le Zohar comme un “Schosskind des Papstes3 P. Schäfer, ‘Adversus Cabalam’ oder Heinrich Graetz und die jüdische Mystik, in P. Schäfer – I. Wandrey (edd.), Reuchlin und seine Erben. Forscher, Denker, Ideologen und Spinner, Jan Thorbecke, Ostfildern 2005, pp. 189-210, but cfr. G. Y. Kohler, Heinrich Graetz and the Kabbalah, in «Kabbalah» 40 (2018), pp. 107-130. Voir aussi G. Y. Kohler, Kabbalah Research in the Wissenschaft des Judentums (1820-1880). The Foundation of an Academic Discipline, De Gruyter, Berlin – Boston 2019, et la critique de l’auteur actuel dans «Materia Giudaica» XXIV (2019), pp. 655-657.    (un enfant gâté du Pape), une question mérite encore d’être posée : étant donné que la dépréciation voire l’attitude agressive des chrétiens à l’égard du Talmud a eu une histoire longue et tragique, d’où vient cette préférence pour le Zohar ? De plus, que savaient les chrétiens sur le Zohar avant qu’il ne soit imprimé, avec une participation claire des chrétiens concernant l’autorisation de l’impression et même son financement ?

 Le présent essai vise à fournir les éléments d’une réponse plausible à cette question en étudiant la préhistoire de l’attitude chrétienne envers le Zohar, sur les traces de l’ouvrage pionnier écrit dans les années cinquante du siècle précédent par François Secret 4 F. Secret, Le Zôhar chez les Kabbalistes chrétiens de la Renaissance, Durlacher, Paris 1958; ce livre a été réimprimé, sans changements, en 1964 (Mouton, Paris). et, bien sûr, sur les traces du plus important ouvrage récent consacré aux fortunes du Zohar par Boaz Huss 5 B. Huss, Ke-Zohar ha-Raqia‘. Peraqim be-toledot ha-hitqabbelut ha-Zohar u-ve-havnayyat ‘erko ha-semali, Makon Ben Zvi – Mossad Bialik, Jerusalem 2008; Traduction anglaise par Y. Nave, The Zohar. Reception and Impact, The Littmann Library of Jewish Civilization, Oxford – Portland 2016. , à la recherche des premières attestations d’une certaine connaissance du Zohar chez les chrétiens. Cette recherche préalable est nécessaire pour expliquer un phénomène assez frappant : la décennie qui suivit l’incendie du Talmud en 1553 et la fermeture forcée des imprimeries hébraïques à Venise ne fut pas, comme on aurait pu s’y attendre, un désert de répression d’inactivité mais plutôt une « fenêtre d’opportunité » unique, pour reprendre une expression déjà employée à une autre époque par Moshe Idel 6 M. Idel, Chalon ha-hizdamnuyot shel ha-qabbalah 1270-1290, in «Daat» 48 (2002), pp. 5-32; English version The Kabbalah’s “Window of Opportunities”, in E. Fleischer (ed.), Me’ah She‘arim. Studies in Medieval Jewish Spiritual Life in Memory of Isadore Twersky, Magnes Press, Jerusalem 2001, pp. 171-208. , et une époque d’épanouissement. Comme le silence des imprimeries vénitiennes a entraîné l’expansion et l’extraordinaire succès des imprimeries situées dans d’autres villes du nord de l’Italie, je rappelle ici Mantoue, Crémone, Sabbioneta et Riva di Trento, de la même manière, la suppression violente du Talmud et de la littérature talmudique n’ont pas coïncidé par hasard avec la diffusion du Zohar et de la littérature zoharique qui devait avoir une influence décisive sur le développement de la culture juive à l’aube de l’ère moderne 7 Cfr. G. Busi, Materiali per una storia della qabbalah a Mantova, in «Materia Giudaica» 2 (1996), pp. 50-56; Id., Mantova e la qabbalah / Mantua and the Kabbalah, Skirà, Milano 2001. .

En même temps, comme l’exemplaire magnifiquement reproduit de l’édition de Mantoue du Zohar 8 Je me réfère aux trois volumes facsimile de l’editio princeps (Mantua 1558) de la collection de Elie J. Nahmias et maintenant à la Bibliothèque de l’Alliance Israélite Universelle à Paris, publiés en 2018 par Beit ha-Zohar avec la collaboration des Éditions de l’éclat.  , parmi tant d’autres, le prouve abondamment, les chrétiens n’ont pas jugé le Zohar tout à fait acceptable sans interventions, corrections, ou censure pure et simple : l’exemplaire de l’Alliance Israélite Universelle , par exemple, porte la signature de quatre censeurs : Domenico Gerosolimitano et Alessandro Scipione (tous deux de 1597), Giovanni Domenico Carretto (1617) et Vincenzo da Matelica (1622) 9 Cfr. W. Popper, The Censorship of Hebrew Books, The Knickerbocker Press, New York 1899 [repr. Ktav, New York 1969], pp. 102 et 146. et il porte également, conformément au Sefer ha-Zikkuk, des ratures et censures tout au long de ses trois volumes. Ce n’est qu’en apparence que ce cas diffère de celui des Tiqqune ha-Zohar, publié à Mantoue en 1556, dont, grâce à une annotation de la main de Vittorio Eliano 10 Campanini, On Abraham’s Neck, cit., p. 255. , nous savons que la procédure de censure a eu lieu avant la publication, donc qu’il était inutile, du moins selon la censure, de réviser à nouveau le livre après son impression. Bien entendu, tout acte de censure est plus efficace s’il n’est pas immédiatement visible.

Je suis persuadé que l’attitude complexe des chrétiens envers le Zohar, qui a conduit à des résultats aussi contrastés que sa publication, sa promotion et même son sauvetage d’une part, et à sa censure d’autre part, ne peut être comprise que sur fond de la diffusion du Zohar (et de ses pseudo-versions) chez les chrétiens aux XVe et XVIe siècles. Dès le début, en effet, on peut facilement reconnaître deux tendances, qui caractérisent toute l’histoire de la perception chrétienne de la littérature juive entre le Moyen Âge et la Renaissance. D’une part, il y a la tendance à instrumentaliser des morceaux authentiques et falsifiés de la littérature juive, prétendant confirmer la vérité du christianisme afin de soutenir l’effort soutenu vers la conversion des Juifs au christianisme. Cette tendance peut être incarnée sous le titre de la plus influente somme et anthologie de textes juifs (authentiques et falsifiés) prêts à être utilisés dans la prédication et la controverse, le Pugio Fidei 11 G. K. Hasselhoff – A. Fidora (edd.), Ramon Martí’s Pugio Fidei. Studies and Texts, Obrador Edendum, Santa Coloma de Queralt 2017. Pour l’authenticité contestée de certains de ces textes, voir S. Lieberman, Shkiin. A Few Words on Some Jewish Legends, Customs and Literary Sources Found in Karaite and Christian Works (including an Index of the Jewish books cited in Pugio Fidei of Raymund Martini), Bamberger & Wahrmann, Jerusalem 1939. . D’autre part, dans une veine similaire mais distincte, on assiste à la diffusion, surtout vers la fin du XVe siècle, d’une fascination chrétienne pour la Kabbale, toujours dans la perspective qu’elle serait tout à fait compatible avec la foi chrétienne mais sans accent particulier sur la conversion des Juifs. Les kabbalistes chrétiens de la Renaissance semblaient plutôt persuadés que les chrétiens devaient apprendre l’hébreu afin de lire les livres kabbalistiques, dont il fallait attendre un bénéfice spirituel unique, une édification morale et même des révélations mystiques. Les deux attitudes sont clairement imbriquées de sorte qu’il n’est pas toujours facile de les maintenir séparées, on pourrait même soutenir que le point de vue de la Kabbale chrétienne représente une évolution du fondement posé par la littérature du Pugio Fidei mais, puisque je suis convaincu que les éléments de rupture l’emportent sur les continuités évidentes 12 Cfr. S. Campanini, Die Geburt der Judaistik aus dem Geist der christlichen Kabbala, in G. Veltri – G. Necker (edd.), Gottes Sprache in der philologischen Werkstatt. Hebraistik vom 15. bis zum 19. Jahrhundert, Brill, Leiden – Boston 2004, pp. 135-145. , je tenterai d’articuler un tableau plus nuancé dans les considérations qui suivent. 

En passant en revue le vaste paysage des premières mentions et citations du Zohar chez les chrétiens, on pourrait être tenté d’établir une distinction entre les références « authentiques » et « falsifiées » au Zohar et de tirer de ce critère philologique une nuance théologique, séparant les polémistes qui s’intéressaient, avec des moyens douteux s’il le fallait, à parvenir à tout prix à la conversion des juifs, et les ancêtres des études juives, qui auraient plutôt perdu quelques âmes juives pour parvenir à une connaissance véridique et exacte de la réalité de la tradition juive afin de convaincre les frères chrétiens de sa valeur inestimable pour confirmer la vérité du christianisme. Le clivage entre outil polémique (ad extra) et véritable prophétie (ad intra) ne constitue pas, pour tentant que cela puisse paraître, le cadre historique correct pour comprendre le phénomène auquel nous sommes confrontés, ni la bonne voie nous conduisant à appréhender le contexte intellectuel permettant et même favorisant l’impression du Zohar dans la seconde moitié du XVIe siècle en Italie.

Le concept même de « faux » ne fonctionne pas très bien dans le cas du Zohar, qui a été maintes fois dénoncé comme un faux en soi, non seulement pour sa nature pseudo-épigraphique, mais aussi pour la simple raison qu’avant sa canonisation, ne coïncidant que partiellement avec son apparition sous forme imprimée, puisque, comme pour tout autre texte canonique, les paralipomènes et les apocryphes continuaient d’être copiés et, en temps voulu, seraient également publiés, il n’y avait pas de “Zohar” normatif permettant de décider facilement si un “nouveau” texte zoharique devrait ou ne devrait pas être considéré comme faisant partie de la littérature zoharique. En fait, même après la publication du Zohar, le savant ‘Azariah de Rossi 13 Cfr. A. De Rossi, The Light of the Eyes, Traduit de l’hébreu avec une introduction et des annotations de J. Weinberg, Yale University Press, New Haven – London 2001, pp. 116-117; J. Weinberg, The Quest for Philo in Sixteenth-Century Jewish Historiography, in A. Rapoport-Albert – S. J. ZIpperstein (edd.), Jewish History. Essays in Honour of Chimen Abramsky, Peter Halban, London 1988, pp. 163-187: 171; G. Veltri, Renaissance Philosophy in Jewish Garb. Foundations and Challenges in Judaism on the Eve of Modernity, Brill, Leiden – Boston 2009, p. 90. pouvait accepter comme plausiblement authentique, bien qu’avec une formule dubitative (« s’ils ont vraiment écrit ainsi »), un passage notoire dont nous reparlerons dans le pages suivantes, confirmant apparemment l’interprétation trinitaire du « Sanctus » ou Trishagion d’Isaïe 6 14 Cfr. S. Campanini, Id., Nottole ad Atene. La qabbalah cristiana e la conversione degli ebrei, in «Materia Giudaica» XIX (2014), pp. 81-101. . De Rossi s’est borné à noter qu’il ne s’agirait que d’un décalage terminologique, à condition de ne pas « outrepasser la limite » et attribuer la corporéité à la Divinité. Après tout, poursuit-il, le sage Recanati a écrit des déclarations très similaires à cela, en d’autres termes, il n’était pas nécessaire de rejeter la lecture trinitaire du Sanctus comme un faux. Si l’on considère que Yehudah Liebes 15 Y. Liebes, Christian Influences in the Zohar, in Id., Studies in the Zohar, State University of New York Press, New York 1993, pp. 139-161; en hébreu Hashpa‘ot notzriyot ‘al sefer ha-zohar, dans «Jerusalem Studies in Jewish Thought» 2 (1983), pp. 43-74. est enclin à croire que le passage « normatif » en question aurait pu être censuré par les Juifs afin d’éviter son interprétation christianisante, on constate que la situation textuelle instable du Zohar avant et après sa publication a largement ouvert la possibilité de la revendiquer pour des réceptions herméneutiques divergentes, voire opposées. 

Néanmoins, contrairement à ce que Scholem était enclin à croire 16 Cfr. G. Scholem, Zur Geschichte der Anfänge der christlichen Kabbala, in Essays Presented to Leo Baeck on the Occasion of His Eigtieth Birthday, East and West Library, London 1964, pp. 158-193; Version française corrigée ; Considérations sur l’histoire des débuts de la kabbale chrétienne, dans A. Faivre – F. Tristan (edd.), Kabbalistes Chrétiens, Albin Michel, Paris 1979, pp. 19-46; Traduction anglaise The Beginnings of the Christian Kabbalah, in J. Dan (ed.), The Christian Kabbalah. Jewish Mystical Books and their Christian Interpreters, Harvard College Library, Cambridge (Mass.) 1997, pp. 17-51. , la première mention et les deux premières citations de la littérature zoharique dans un contexte chrétien ne sont pas des faux faits par un Juif converti, construisant, si l’on suit l’image inventée par Johann Widmannstetter et très appréciée par Scholem17 Sur l’attitude de Scholem envers la Kabbale chrétienne , cfr. S. Campanini, Some Notes on Gershom Scholem and Christian Kabbalah, in J. Dan (ed.), Gershom Scholem: In Memoriam, vol. II, «Jerusalem Studies in Jewish Thought» 21 (2007), pp. 13-33. , du cheval de Troie18 Cfr. F. Secret, Un cheval de Troie dans l’Église du Christ: la kabbale chrétienne, in Aspects du libertinisme au XVIe siècle, Vrin, Paris 1974, pp. 153-166: 160-161. , ni dans le camp des juifs ni dans celui des chrétiens. À ma connaissance, les toutes premières citations du Zohar se trouvent dans le Contra Iudaeos, ou Tractatus de conflictu Christianorum contra infideles, en trois livres, achevé en 1397 et rédigé par Maestre (Juan) Pedro Figuerola 19 F. Secret, Les Annotationes decem in sacram Scripturam de Petrus Antonius Beuter, in «Sefarad» 29 (1969), pp. 1-14. . Pendant longtemps, on ne savait pas grand-chose de ce polémiste, pas même son nom (Joann ou Pedro), mais il semble plutôt probable que Klaus Reinhardt ait raison de supposer qu’il était un médecin, très probablement d’origine juive, qui, au lendemain de la campagne menée par Vicente Ferrer en 1391, fut chargé par le roi d’Aragon Jean Ier, d’examiner les livres des Juifs de Valence avec trois franciscains 20 K. Reinhardt, Hebräische und Spanische Bibeln auf dem Scheiterhaufen der Inquisition. Texte zur Geschichte der Bibelzensur in Valencia um 1450, in «Historisches Jahrbuch» 101 (1981), pp. 1-37: 12-14; K. Reinhardt – H. Santiago-Otero, Biblioteca bíblica ibérica medieval, Consejo Superior de Investigaciones Científicas, Madrid 1986, pp. 263-264. . Le traité est, comme le presque contemporain Victoria Porcheti du Genuese Chartusian Porchetto dei Salvatici, une refonte du Pugio Fidei, avec l’ajout le plus intéressant de deux citations du Zohar, qu’il doit avoir connues d’une source différente, soit par sa connaissance personnelle d’un manuscrit contenant l’une des nombreuses versions du Zohar en circulation ou par des documents remis ou confisqués aux Juifs valenciens. Son traité, contrairement au Victoria Porcheti, n’a pas été imprimé, mais il a connu un lectorat distingué, surtout au niveau local, puisque le polémiste Jaime Perez de Valence, dans son Tractatus contra Judaeos, publié à Valence en 1484, cite son confrère Valencien avec respect 21 Cfr. W. Werbeck, Jacobus Perez von Valencia. Untersuchungen zu seinem Psalmenkomemntar, Mohr Siebeck, Tübingen 1959, p. 20. , et encore, au XVIe siècle, le distingué exégète Pedro Antonio Beuter, lui aussi valencien, le mentionne et le cite avec éloge, dans ses Annotationes decem in Sacram Scripturam (Valence 1547) 22 Secret, Les Annotationes decem, cit.  . Le traité de Figuerola, au moins en partie, fut non seulement conservé à Valence, à la Bibliothèque de la Cathédrale, où sont encore conservés trois volumes, mais aussi à la Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, signe de la diffusion de ce traité parmi les libertins du XVIIe siècle comme Nicolas Fabri de Peiresc et Jacques Gaffarel. Les deux citations, comme Chen Merchavia l’a montré 23 Ch. Merchavia, Shte muva’ot min ha-midrash ha-ne‘elam bi-ktav yad latini, in «Kirjat Sefer» 43 (1968), pp. 560-568; cfr. Id., Nota sobre citas del Zohar en manuscritos latinos de polémica antijudía, in «Sefarad» 31 (1971), p. 104. , sont tirées du Midrash ha-ne’elam, et ont paru imprimées, dans l’hébreu original, dans le Zohar Chadash, c’est-à-dire seulement en 1597 24 Pour l’impression moderne de ces passages, voir Zohar Chadash, Mossad ha-Rav Kook, Jerusalem 1994, pp. 2d et 25b; pour la traduction anglaise voir N. Wolski (ed.), The Zohar, vol. X, Stanford University Press, Stanford 2016, pp. 7 and 295-296.  . Même l’hébreu original de ces citations, cependant, avait été transmis, bien que seulement dans un manuscrit (à la Bibliothèque de l’Escurial près de Madrid), parmi les centaines de citations recueillies par le converti Alfonso de Zamora, dans son Sefer Chokmat Elohim, publié en espagnol. traduction de Federico Pérez Castro 25 F. Pérez Castro, El manuscrito apologético de Alfonso de Zamora. Traducción y estudio del Séfer Ḥokmat Elohim, Consejo Superior de Investigaciones Científicas, Madrid – Barcelona 1950, pp. 81-82; 181-182. et, puisqu’ils coïncident parfaitement avec leur traduction latine dans les deux manuscrits des Contra Iudaeos de Figuerola, il faut conjecturer que Zamora, en 1532, a eu accès, à Alcalà, à l’original des citations de Figuerola, que ce soit la source de ce dernier, ou sa compilation même, en original ou en copie. Comme Pérez Castro l’a montré, les deux citations sont utilisées pour confirmer avec de nouveaux matériaux deux arguments apportés dans le Pugio Fidei, l’un concernant l’identification du Messie avec la pierre (אבן, eben) et l’autre concernant la punition des méchants dans le sept demeures de l’Enfer. Il est on ne peut plus évident que le premier contact chrétien avec le Zohar, daté de la fin du XIVe siècle, est entièrement compris dans le projet des Pugio Fidei (convertir les Juifs par leur propre littérature, au lendemain de la Disputation de Barcelone), les textes sont «authentiques» et leur fonction est, comme l’Alfonso de Zamora l’a, avec un jeu de mots évident: כְּדֵי לִתְפּוֹשׂ מְשׁוּבַת הַעִבְרִים שְׁהֵם עִִוְרִים, “Pour faciliter la conversion des juifs aveugles”, avec l’homophonie de « aveugles » (‘iwrim) et « juifs/hébreux » (‘ivrim) 26 Comme on peut le lire dans ms. Escorial G I 8, f. 1r. Cfr. Pérez Castro, El manuscrito, cit., p. 1. . Un point est ainsi acquis : le Zohar, avec une importante collection de sources rabbiniques, pourrait être utilisé comme un outil valable pour convertir les Juifs, justifiant ainsi l’effort de le rechercher, de l’étudier attentivement et même de le conserver. dans l’arsenal des armes pour la controverse avec les Juifs et pour les persuader d’embrasser le christianisme et de recevoir le baptême.

La deuxième apparition du Zohar dans un contexte très similaire est la citation bien connue ou, devrais-je plutôt dire, la citation notoire trouvée dans le Zelus Christi, du converti Pedro de la Caballeria, compilé en 1450 mais imprimé beaucoup plus tard à Venise en 1592. Une fois de plus, le contexte lointain de cette citation est une dispute officielle, cette fois-ci tenue à Tortosa, qui a amené à la conversion de la prestigieuse famille de la Caballeria. Tout ce que Pedro a à dire sur le Zohar est d’un extrême intérêt pour notre propos : il déclare que l’œuvre entière, appelée « Cefer Azohar » est très volumineuse (liber magni voluminis) et pleine de grands secrets (magnorum secretorum), écrite en araméen ( scriptus Caldea lingua) et on la trouve chez quelques Juifs (peculiares Judaeos) du Royaume de Castille. De plus, il avoue honnêtement qu’il n’a pas pu voir tout le livre (Ego non vidi totum librum), mais seulement un cahier. C’est un symptôme qui caractérisera toute la réception du Zohar, la dialectique entre les brèves portions de texte que quelqu’un a vu ou possède, et le Zohar « complet », le grand livre mystérieux, toujours à trouver ailleurs, chez quelqu’un, dans les mains de quelqu’un d’autre. Le mythe du Zohar complet, qui seul pouvait fournir le dévoilement définitif des secrets partiels et fragmentaires qu’il contient si abondamment, affecte déjà les premières étapes de la diffusion du Zohar avec la scène archétypale, décrite dans une biographie d’Isaac d’Acco, dans lequel la veuve de Moshe de León et sa fille, décevant « l’horizon de l’attente », révèlent que le Zohar « complet », ou son Vorlage, n’existait que dans la tête de Moshe de León 27 G. Scholem, Major Trends in Jewish Mysticism, Schocken Publishing House, Jerusalem 1941, pp. 186-187. . Il est également bien connu que dans les premières décennies après la “publication” du Zohar, de nombreuses imitations ont été produites, et certaines d’entre elles ont été intégrées au corpus principal du Zohar. Il est intéressant de noter que, précisément au moment où le « mythe » du « Zohar tout entier » fut introduit dans le monde latin et dans un traité polémique, des deux citations supposées produites par Pedro de la Caballeria, l’une, concernant l’équivalence entre “Binah“, la troisième sefirah, et son anagramme “Ben Yah“, Fils de Yah ou “Filius Dei”, peut être dite authentique, puisqu’elle se retrouve dans de nombreux passages du Zohar ; l’autre, la principale, n’est pas présente textuellement dans le Zohar imprimé, ni, d’ailleurs, dans aucun manuscrit connu de cette collection alléchante de fragments. C’est la première occurrence connue d’une maxime (pseudo-)zoharique très heureuse : « Sanctus de 28 Je corrige la lecture de l’édition imprimée (“David”), qui est certainement fautive. Abba, sanctus Dabera, Sanctus da Ruha de Cudsa 29 P. de la Cavalleria, Tractatus Zelus Christi contra Iudaeos, Sarracenos et infideles, Apud Baretium de Baretiis, Venetiis 1592, p. 34r; cfr. also p. 111v. Pour une liste des auteurs qui citent le même passage cfr. Campanini, Nottole ad Atene, cit., p. 88. ». L’existence d’un Zohar mythique “complet”, rendait impossible pour quiconque de réfuter l’authenticité de cette fabrication ou de toute autre fabrication, puisque toute copie donnée du Zohar que l’on pourrait produire, pourrait toujours être suspectée d’être incomplète. Ici, nous aurions, presque à l’époque même de l’introduction de l’imprimerie en Allemagne et quelques années avant l’impression du premier livre hébreu, un excellent argument (d’un point de vue juif) en faveur de l’impression du Zohar, afin construire, au moins a posteriori, un Zohar normatif, afin d’arrêter la prolifération des imitations et des apocryphes de toutes sortes, qu’ils soient juifs ou, plus dangereux encore, chrétiens.

En fait, bien que le Zelus Christi soit resté inédit à son époque, ce fragment et d’autres fragments “zohariques” ont trouvé leur chemin vers l’impression et ont été largement diffusés. Selon le témoignage ultérieur d’Abraham Farissol, il y avait même une société de conversos espagnols, qui a fabriqué une collection de faux textes zohariques confirmant de manière flagrante les principaux principes de la foi chrétienne dans une imitation moqueuse du style araméen du Zohar 30 Scholem, Anfänge der christlichen Kabbala, cit., pp. 187-193; D. Ruderman, The World of a Renaissance Jew. The Life and Thought of Abraham ben Modecai Farissol, Hebrew Union College Press, Cincinnati 1981, pp. 47-49. . En 1487 ou 1488 encore un autre juif espagnol converti, Pablo de Heredia, en contact avec les dominicains et connaissant la littérature des Pugio Fidei, après avoir reçu un petit livre, raconte-t-il, d’un certain rabbin Abraham Papur à Jaca (Aragon ), contenant des secrets merveilleux et des prophéties étonnantes confirmant que Jésus était le Messie, publia à Rome l’Epistola de Secretis, confirmant le passage zoharique cité dans le Zelus Christi et en ajoutant un autre, également très heureux, interprétant de façon trinitaire, l’authentique formulation du Zohar sur le ‘Shema‘ de Deut. 6 31 Cfr. Campanini, Nottole ad Atene, cit., pp. 88-90.  . L’Epistola fut certes largement lue, mais sa fortune fut limitée si on la compare à l’énorme diffusion que trouva le De arcanis catholicae veritatis du franciscain Pietro Galatino, imprimé à Ortona a Mare par Gershom Soncino en 1518. Ce volumineux traité, qui ressasse pour un plus grand public le contenu principal du Pugio Fidei, n’a pas seulement été réimprimé plusieurs fois au cours du XVIe siècle et de la première moitié du XVIIe siècle jusqu’à ce que le Pugio Fidei lui-même soit finalement imprimé – d’abord à Paris (1651) puis à Leipzig (1687 ), – il a également été cité par pratiquement tous les écrits polémistes contre les Juifs du XVIe au XIXe siècle. Parmi les nombreux textes, réimprimés par Galatino dans son ouvrage, les passages pseudo-zohariques d’Heredia occupent une place prépondérante et touchent ainsi un lectorat beaucoup plus large 32 S. Campanini, Quasi post vindemias racemos colligens. Pietro Galatino und seine Verteidigung der christlichen Kabbala, in W. Kühlmann (Hrsg.), Reuchlins Freunde und Gegner. Kommunikative Konstellationen eines frühneuzeitlichen Medienereignisses, Jan Thorbecke Verlag, Ostfildern 2010, pp. 69-88. . Galatino, qui savait bien qu’aucun Juif ne confirmerait la présence de l’interprétation trinitaire du ‘Shema‘ dans le Zohar “authentique”, s’empressa de citer, comme le converti Paulus Riccius l’avait déjà fait avant lui en 1507 33 Cfr. P. Riccius, Sal foederis, Jacob de Burgofranco, Pavia 1507, ff. 38v-39r. Secret, Le Zôhar, cit., p. 27. , le Commentaire sur le Pentateuque par Menachem Recanati, dans lequel on pourrait trouver l’explication « préventive » de toute censure que les Juifs auraient imposée à leurs copies du Zohar. Recanati, à son tour, avait fait référence à un passage du Zohar dans lequel le rabbin Shim’on ben Yochay avait averti que des secrets spécifiques concernant la prière du ‘Shema‘ ne seraient révélés qu’après la venue du Messie 34 M. Recanati, Perush ‘al ha-Torah, vol. II, Amnon Gross, Jerusalem 2003, p. 15. La référence va, quant à elle, au Zohar III 136b. . De plus, il anticipa l’objection en déclarant que, quoi que prétendent les juifs, il avait lui-même vu à Lecce, avant l’expulsion générale des juifs du sud de l’Italie en 1510, en consultant un très vieux livre hébreu dans lequel un autre passage contesté du Targum devrait contenir une explication trinitaire du Trishagion d’Isaïe 35 P. Galatino, De arcanis catholicae veritatis, G. Soncino, Ortona a Mare 1518, f. XXXIr: “In vetustissimis tamen libris, qui rarissimi sunt, ita prorsus habetur, ut ego retuli. Quorum ipse unum vidi, cum essem Licii, qua tempestate Iudaei ex toto Regno Neapolitano, iussu Regi catholici expellerentur”. . En d’autres termes, si les textes qu’il cite ne se trouvent pas dans des sources juives, cela doit être le résultat d’une campagne de censure perpétrée par les Juifs pour éviter l’embarras causé par de telles confirmations autoritaires des dogmes juifs. On peut affirmer avec certitude qu’aucun autre ouvrage polémique n’a davantage contribué à la diffusion parmi les chrétiens de l’idée que le Zohar, s’il était complet et correctement compris, représenterait, une fois imprimé, une formidable ressource pour la conversion des juifs. Pour être tout à fait honnête, des voix se sont élevées contre cette étonnante « confirmatio catholica » : comment ces textes pouvaient-ils être authentiques et « canoniques » chez les juifs et si inefficaces, puisque les juifs niaient leur authenticité et n’en étaient pas impressionnés ni n’avaient été motivé pour embrasser le christianisme? Même le pape Paul III a dû exprimer une certaine appréhension, mais Galatino l’a rassuré dans une lettre, dans laquelle il a déclaré que l’hébreu original de la source d’Heredia était entre ses mains et qu’il le traduirait à nouveau 36 A. Keleinhans, De vita et operibus Petri Galatini, in «Antonianum» 1 (1926), pp. 145-179; 327-356. . Puisque le passage du “Zohar” commentant le Deutéronome n’a pas été trouvé dans le Gale Razaya, la principale prophétie d’Heredia, mais dans les Postillae, l’original présumé était encore plus insaisissable, jusqu’à ce que, comme c’est loin d’être surprenant, il ait été fabriqué. en temps voulu, d’abord dans une version hébraïque très pauvre trouvée dans le livre apologétique Il Messia Venuto (1659) de Giovanni Maria Vincenti 37 G. M. Vincenti, Il Messia venuto, vol. I, Girolamo Bragadin, Venezia 1659, p. 79; cfr. Campanini, Nottole ad Atene, cit., pp. 92-93; 96-98., et bien plus tard retraduite en araméen douteux par le notoire converti et faussaire Juan Joseph Heydeck dans sa Defensa de la religion Cristiana (1793) 38 G. M. Vincenti, Il Messia venuto, vol. I, Girolamo Bragadin, Venezia 1659, p. 79; cfr. Campanini, Nottole ad Atene, cit., pp. 92-93; 96-98. .

Alfonso de Zamora, que nous avons déjà mentionné a, comme nous l’avons vu, copié des passages authentiques du Midrash ha-ne’elam, et n’a pas pu s’empêcher de citer dans sa lettre apologétique bilingue aux Juifs de Rome (publiée en annexe à la deuxième édition de sa Grammaire hébraïque, parue à Salamanque en 1526), avec seulement de petites variantes, le Trishagion trinitaire 39 A. De Zamora, Introductiones Artis grammatice Hebraice nunc recenter edite, In Edibus Michaelis de Eguia, Complutum 1526, f. CC4r. Cfr. Pérez Castro, El manuscrito, cit., p. LXXII; F. Secret, Les kabbalistes chrétiens de la Renaissance, Archè, Milano 1985, p. 219; F. J. Perea Siller, Los inicios de la cábala humanista en Alcalà: Alfonso de Zamora y Cipriano de la Huerga, in «Helmantica» 191 (2013), pp. 153-180: 163-164.

קדיש אבא קדיש בְרא קדיש רוחא דשמיא

L’un des traits les plus frappants des nombreuses citations du Zohar dans la littérature polémique chrétienne entre la fin du XVe et la première moitié du XVIe siècle, mais déjà remarquable depuis Pedro de la Caballeria, est la coexistence de l’« authentique » et de textes zohariques « falsifiés ». Alfonso de Zamora, en effet, n’est certainement pas le seul dans cette catégorie : l’influent médecin de l’Empereur, le déjà mentionné Paulus Riccius dans plusieurs de ses ouvrages cite à la fois des passages authentiques du Zohar et le « faux » sur le Deutéronome. François Secret a supposé que Riccius savait et était influencé par l’Epistola de Secretis, mais cette opinion me semble tout à fait discutable, et il est plus que probable que, à travers le Commentaire de Recanati, puisqu’il est loin d’être assuré que Riccius ait eu un accès direct à une manuscrit du Zohar, cette lecture suggestive du Zohar aurait pu être “découverte” à nouveau par un autre Juif baptisé 40 Sur Riccius en général ; B. Roling, Aristotelische Naturphilosophie und christliche Kabbalah im Werk des Paulus Ritius, Max Niemeyer, Tübingen 2007. La question de la source de l’interprétation trinitaire de Riccius du Zohar et du Commentaire de Menachem Recanati sur le Pentateuque doit être laissée pour une autre occasion qui, espérons-le, se présentera dans un proche avenir .

Plus intéressant encore est le cas de Ludovico Lazzarelli, qui, dans son Crater Hermetis (écrit en 1494 et publié en 1504), attribue au Zohar une spéculation sur le péché d’Adam, qui ne se trouve pas dans nos éditions. Par ailleurs, il cite un passage sur les shemot shel tum’ah, authentiquement zoharique, mais attribue au Midrash Bereshit Rabba de Moshe ha-Darshan le passage bien connu sur Deutéronome 6 qui, comme nous l’avons vu, est attribué au Zohar par Hérédia 41 Cfr. E. Norelli, Nota sulle fonti ebraiche del Crater Hermetis, in C. Moreschini, Dall’Asclepius al Crater Hermetis, Giardini, Pisa 1986, pp. 218-219. . Dans la biographie de Lazzarelli, écrite par son frère Filippo, il est indiqué qu’il a utilisé précisément ce passage dans une discussion publique avec un juif à Teramo, et que cette citation l’a aidé à gagner la polémique 42 Cfr. W. J. Hanegraaf – R. M. Bouthoorn (edd.), Ludovico Lazzerelli (1447-1500). The Hermetic Writings and Related Documents, Arizona Center for Medieval and Renaissance Studies, Tempe 2005, pp. 300-302; Campanini, Nottole ad Atene, cit., p. 87-88. . L’attribution de ce passage “zoharique” à Moshe ha-Darshan est une indication claire que tous ces pseudépigraphes et apocryphes sont encore très redevables au cadre idéologique et doctrinal des Pugio Fidei puisque Ramón Martí, ou son équipe de traducteurs, le cite le plus souvent comme source de textes d’authenticité douteuse.

Dans les premières décennies du XVIe siècle, la littérature zoharique pénètre tellement les bibliothèques juives et parfois chrétiennes qu’il peut même arriver de citer le Zohar par inadvertance, comme dans le cas du kabbaliste chrétien le plus en vue de la Renaissance. Johannes Reuchlin, qui ne maîtrisait pas assez l’araméen pour pouvoir lire le Zohar, voire pas du tout, dans les nombreuses citations trouvées dans le Commentaire du Pentateuque de Menachem Recanati, il cite, sans s’en apercevoir, le Midrash ha-ne’elam (un passage absent des éditions modernes mais attribué à cet ouvrage par Chayim Vital), l’attribuant néanmoins à Todros ha-Levi Abulafia, dont Reuchlin a mal orthographié le nom en Tedacus Levi. Cette citation et cette attribution erronée ont été reproduites au cours des siècles suivants par des dizaines d’auteurs, dont des personnalités éminentes telles que Jean Bodin 43 S. Campanini, Ut neminem latere possit. Riflessi dell’ebraismo nel Colloquium Heptaplomeres, in K. F. Faltenbacher (ed.), Der kritische Dialog des Colloquium Heptaplomeres. Wissenschaft, Philosophie und Religion zu Beginn des 17. Jahrhunderts, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt 2009, pp. 259-284. et Athanasius Kircher, avant que Scholem 44 G. Scholem, Die Erforschung der Kabbala von Reuchlin bis zur Gegenwart, Selbstverlag der Stadt, Pforzheim 1969, réimprimé dans Id., Judaica 3. Studien zur jüdischen Mystik, Suhrkamp, Frankfurt am Main 1973, pp. 247-263. et Idel 45 M. Idel, Qeta‘ lo yadua‘ mi-midrash ha-ne‘elam, dans «Jerusalem Studies in Jewish Thought» 8 (1989), pp. 73-87; Trduction française Id., Fragment inconnu du Midrach ha-Néélam, dans C. Mopsik, Le Zohar. Le Livre de Ruth, Verdier, Lagrasse 1987, pp. 205-216. ne parviennent à reconstituer l’origine de l’erreur 46 Cfr. W. Schmidt-Biggemann, Geschichte der christlichen Kabbala. 2. 1600 bis 1660, Frommann-Holzboog, Stuttgart-Bad Cannstatt 2013, p. 91; G. Busi, Francesco Zorzi, a methodical dreamer, dans J. Dan (ed.), The Christian Kabbalah. Jewish Mystical Books and their Christian Interpreters, Harvad College Library, Cambridge (Mass.) 1997, pp. 97-125: 119; S. Campanini, Tedacus Levi, the many lives of a bibliographic ghost, dans A. Speer (ed.), Die Bibliothek. Denkräume und Wissensordnungen, De Gruyter, Berlin, in print. . Le point le plus pertinent pour la présente enquête est l’acquisition du fait que la littérature zoharique imprègne les écrits chrétiens à partir de la fin du XVe siècle sous de nombreuses formes : en tant que citations correctes, en tant que faux textes pseudo-épigraphiques et aussi en tant que citations non reconnues.

Reuchlin est également important puisque, dans sa très influente bibliographie de la littérature kabbalistique 47 S. Campanini, Wege in die Stadt der Bücher. Ein Beitrag zur Geschichte der hebräischen Bibliographie (die katholische bibliographische „Dynastie“ Iona-Bartolocci-Imbonati), in Schäfer – Wandrey (edd.), Reuchlin und seine Erben, cit., pp. 61-76. , imprimée dans son De arte cabbalistica en 1517, il n’a pas manqué de mentionner le Zohar 48 Cfr. J. Reuchlin, L’arte cabbalistica (De arte cabalistica), a cura di G. Busi e S. Campanini, Opus, Firenze 19962, p. LX. , tout comme Augustinus Riccius 49 A. Riccius, De motu octavae spherae, dans aedibus Johannis de Ferrariis alias de Jolitis, Trino 1513, f. fVv; also Id., De motu octavae sphaerae, Simon Colineus, Lutetiae 1521, p. 47v. , contribuant ainsi à créer une curiosité bibliographique, une attente , mobilisant les lecteurs à rechercher cette précieuse source juive.

La puissance de la bibliographie, bien que souvent basée sur des références de seconde main et reposant le plus souvent sur une très vague connaissance des titres qu’elle répertorie avec tant de soin, ne doit en aucun cas être sous-estimée. Je ne citerai, dans ce contexte, qu’un exemple 50 On pourrait aussi citer la Bibliotheca Universalis de Konrad Gesner, sous le nom de Symeon ben Ioachim : toutes les informations recueillies par le plus célèbre bibliographe viennent directement de Pico et Reuchlin. : le kabbaliste chrétien Francesco Zorzi a répertorié le Zohar dans la vaste bibliographie de son De harmonia mundi 51 S. Campanini, Le fonti ebraiche del De Harmonia mundi di Francesco Zorzi, in «Annali di Ca’ Foscari», XXXVIII, 3 (1999), pp. 29-74. , même si, à en juger par les quelques citations qu’il propose, sa connaissance du Zohar en 1525 était encore minime, car il semble qu’il n’avait obtenu qu’un manuscrit fragmentaire sur le Lévitique et qu’il ne le mentionne que rarement 52 F. Zorzi, L’armonia del mondo, a cura di S. Campanini, Bompiani, Milano 2010, pp. XCVII-XCVIII. . Quoi qu’il en soit, les quelques mentions du Zohar contenues dans ce texte prestigieux trouvèrent écho jusque dans la littérature relativement populaire, comme dans le recueil du médecin Federico Crisogono, publié à Venise en 1528. Crisogono, dans un chapitre consacré à la poursuite de bonheur, propose une liste des livres indispensables promettant d’atteindre ce but convoité qu’est le bonheur intellectuel et contemplatif, et le tout premier livre de sa liste n’est autre que le Zohar (liber Zoar a Simone ben Jochai editus) 53 F. Crisogono, De modo collegiandi, prognosticandi et curandi febres, Johannes Antonius de Sabbio, Venetiis 1528, f. 23v. . Bien qu’il nie que les livres kabbalistiques maintiendraient cette promesse, il est significatif que Crisogono ait jugé nécessaire de les mentionner, signe clair de la “popularité” de ces tomes obscurs, ou du moins de leurs titres auprès d’un lectorat profane. Il serait aisé de multiplier les occurrences et la portée des mentions pures du Zohar dans les livres chrétiens avant la publication du corpus zoharique original, mais celles auxquelles nous avons fait référence devraient suffire à montrer que le Zohar, lorsqu’il fut enfin imprimé, ne pouvait pas tomber dans l’oreille d’un sourd.

La dimension populaire des attentes liées parmi les lecteurs chrétiens au Zohar a été confirmée récemment par une découverte fortuite que j’ai faite dans les pages de garde d’une Bible Soncino conservée à la Bibliothèque du Vatican 54 Je l’ai publiée dans S. Campanini, Un frammento sconosciuto dello pseudo-Zohar nella Roma del Rinascimento, apparso in «Materia Giudaica» XXII (2017), pp. 3-14. . On y lit un exemple intéressant d’un énième pseudéphigraphe zoharique dans une formulation très pauvre en araméen, prophétisant la naissance de Jésus d’une “matronita” (traduit par Impératrice), la durée de sa vie (33 ans), sa mort et sa résurrection. Cela semble un assez bon exemple du type de contrefaçons décrites par Abraham Farissol et, en fait, le texte, bien que prétendument venant d’Orient, a été apporté à Rome par un juif converti nommé Hieronymus de Tudela, selon la notice écrite sur la même page de garde par le propriétaire de la Bible, un certain Veriano da Toscanella, chanoine de l’Église des saints Celso et Giuliano à Rome. On sait qu’il a acheté le livre en 1508, mais l’inscription aurait pu être écrite quelques années plus tard. En tout cas, il documente avec éloquence que la fascination pour le Zohar, compris comme un livre prophétique confirmant les principes essentiels de la foi chrétienne, s’est répandue bien au-delà des cercles cultivés et érudits des hébraïsants et a atteint les couches plus larges du lectorat chrétien.

Cette diffusion et cette attente, fondées sur une connaissance assez vague du contenu réel du corpus zoharique, remontant typologiquement au modèle du Pugio Fidei, n’étaient certainement pas la seule modalité incontestée de la pénétration du Zohar parmi les chrétiens avant sa publication. Comme je l’ai déjà laissé entendre, une modalité complètement différente d’approche du Zohar a acquis une importance croissante dans les mêmes décennies : entre la fin du XVe et la première moitié du XVIe siècle, une conception alternative du Zohar est devenue pertinente : l’ approche kabbalistique chrétienne. En fait, ce fut le père de la Kabbale chrétienne, Giovanni Pico della Mirandola, dans ses Conclusiones, imprimées à Rome fin 1486, le tout premier à mentionner, dans un ouvrage imprimé, le titre du Zohar 55 C’est la thèse n. 24 de la deuxième série de conclusions kabbalistiques (selon sa propre opinion). . Dans sa mention du Bahir, en effet, il a été précédé par Marsile Ficin, qui à son tour dépendait de Pablo de Santa Maria 56 Pour une esquisse de l’histoire de la réception du Bahir parmi les chrétiens, voir S. Campanini, The Book of Bahir. Flavius Mithridates’ Latin Translation, the Hebrew Text, and an English Version, Aragno, Turin 2005, pp. 86-98 et 112-122. . Comme Wirszubski 57 Ch. Wirszubski, Pico della Mirandola’s Encounter with Jewish Mysticism, The Israel Academy of Sciences and Humanities, Jerusalem 1989, p. 163. l’a montré, la connaissance de Pico du Zohar était dérivée, médiatisée comme elle l’était par le Commentaire sur le Pentateuque de Menachem Recanati. En étudiant les manuscrits des traductions latines des livres kabbalistiques faites pour Pico par Flavius ​​Mithridate, il est facile de découvrir que le Zohar est cité par plusieurs de ses sources, non seulement Recanati sur le Pentateuque et sur les prières quotidiennes 58 Cfr. M. Recanati, Commentary on the Daily Prayers. Flavius Mithridates’ Latin Translation, the Hebrew Text, and an English Version, Édité par G. Corazzol, Aragno, Turin 2008. , mais aussi Juda. ben Nissim Ibn Malka 59 S. Campanini, Una fonte trascurata sul rapporto tra qabbalah e combinatoria lulliana in Pico della Mirandola: il Commento alle preghiere di Yehudah Ibn Malka, in «Studia Lulliana» 55 (2015), pp. 83-127. , la Yeriah ha-gedolah (où elle est appelée « Zohar Magnus ») 60 S. M. Bondoni – G. Busi – S. Campanini (edd.), The Great Parchment. Flavius Mithridates’ Latin Translation, the Hebrew Text, and an English Version, Aragno, Turin 2004. , un commentaire anonyme sur les Aggadot du Talmud 61 Cfr. S. Campanini, Pici Mirandulensis bibliotheca cabbalistica latina; sulle traduzioni latine di opere cabbalistiche eseguite da Flavio Mitridate per Pico della Mirandola, publié dans «Materia Giudaica», 7,1 (2002), pp. 90-96. , etc. Mithridates, dans sa carrière antérieure, a utilisé des matériaux du Pugio Fidei et d’autres sources douteuses similaires 62 F. Mithridates, Sermo de Passione Domini, édité par Ch. Wirszusbki, The Israel Academy of Sciences and Humanities, Jerusalem 1963. . Pico se situe au début d’une toute autre approche du Zohar, toujours dépendant d’anthologies et de citations isolées et incapable de les lire sans l’aide de son traducteur. Néanmoins, ce fut sur ses traces que certains kabbalistes chrétiens cherchèrent et trouvèrent d’authentiques manuscrits zohariques, et publièrent également quelques fragments dans l’original araméen, et de grandes paraphrases du Zohar plusieurs décennies avant son impression à Mantoue et Crémone, contribuant ainsi à une évaluation radicalement nouvelle de l’utilité potentielle de ce texte fondamental.

Les premières phrases authentiques du Zohar publiées en version imprimée sont, à ma connaissance, les sept citations trouvées dans les gloses du psautier polyglotte publiées à Gênes en 1516 par le dominicain, évêque de Nebbio en Corse, Agostino Giustiniani 63 Voici une liste des gloses des Psaumes suivies des passages du Zohar cités dans le texte araméen et en traduction latine : Ps. 1 (Zohar III 143v); 3 (III 130r-v); 5 (143r); 140 (III 138r); 144 (III 133r); 145 (III 142r); 150 (I 94r-93r). . Il est fort probable que Giustiniani n’avait à sa disposition qu’un exemplaire partiel du Zohar puisque ses citations sont tirées, à une exception près 64 Un passage du Zohar I 94v. , de l‘Idra Rabba 65 Zohar III 130r-143v. . Il est également à noter que Giustiniani ne mentionne jamais le nom de “Zohar”, parlant plutôt, très probablement d’après l’exemplaire dont il dispose, d’un commentaire du Livre de la Genèse, “écrit dans la langue ésotérique de Jérusalem”, et il montre aussi un certain scepticisme quant à l’auteur du Livre, attribué tantôt à Shimon ben Jochai (creditur) et tantôt comme anonyme (quicumque fuerit). À ce jour, personne n’a pu identifier le manuscrit hébreu de la bibliothèque légendaire de Giustiniani, qui a servi de base à son édition mais, en étudiant à nouveau ses citations, j’ai eu la chance de trouver le Zohar de Giustiniani à la Biblioteca Medicea Laurenziana 66 Sign. Plut. II,48. de Florence. Le manuscrit est abondamment glosé en latin sur les marges par la main même de ce kabbaliste chrétien 67 Un spécimen de l’écriture caractéristique de Giustiniani se trouve dans Agostino Giustiniani annalista genovese ed i suoi tempi, Atti del convegno di studi Genoca 28-31 maggio 1982, Compagnia dei Librai, Genova 1984, ill. n.m. XVI. J’ai trouvé encore un autre riche spécimen de la main de Giustiniani dans un manuscrit kabbalistique, maintenant conservé à la bibliothèque du Jewish Theological Seminary à New York et j’ai développé ce sujet dans mon prochain article Transmission and Reception of Isaac Ibn Sahula’s Kabbalistic Commentary on two Psalms , in A. Paluch – P. Koch (edd.), Kabbalah and Knowledge Transfer in the Early Modern World, in « Kabbalah », in print. . Même si la main de Giustiniani ne confirmerait pas abondamment que précisément ce manuscrit hébreu, écrit dans une écriture italienne datant du XIVe siècle, lui servait de base, les particularités textuelles qui le caractérisent, surtout le fait que, seulement dans ce manuscrit, la section appelée Idra Rabba se trouve immédiatement avant les parashiot Noach et Lekh Lekah une inversion textuelle particulière (Zohar I,94 précédant I,93), exactement reproduite par Giustiniani dans sa citation, aurait suffi à indiquer que précisément cette copie fragmentaire du Zohar doit avoir été consultée par Giustiniani pour le princeps avant le princeps, pour ainsi dire. Puisque j’ai l’intention de publier une étude séparée sur le sujet, je ne m’attarderai pas ici sur les détails philologiques de cette découverte intéressante, ni sur l’interprétation particulière de ce morceau “authentique” de la littérature zoharique qu’il affiche dans ses gloses, bien que subsumé sous le titre Yerushalmi, également attesté dans la tradition juive 68 Mais pas dans le Monstrador de Justicia d’Alfonso de Valladolid / Abner de Burgos, comme le prétend son éditeur Walter Mettmann. Les références à un Yerushalmi (Gerussalmi/Jerussalmi) trouvées dans cet ouvrage polémique sont invariablement issues du Talmud palestinien ou du Targum et non du Zohar. Cfr. W. Mettmann (éd.), A. de Valladolid, Monstrador de Justicia, 2 voll., Westdeutscher Verlag, Opladen 1994-1996, vol. Je, p. 192 ; vol. II, p. 44 ; 89 ; 179 ; 228. L’attribution erronée n’est pas corrigée dans l’annexe contenant Verbesserungen zur Ausgabe des «Monstrador de Justicia», dans W. Mettmann (ed.), A. de Valladolid, Těšuvot la-Měharef. Spanische Fassung, Westdeutscher Verlag, Opladen 1998, p. 147. De plus, la même confusion entre « Yerushalmi » (Jérussalmi) et le Zohar est répétée à la p. 53. En général, voir R. W. Szpiech, From Testimonia to Testimony: Thirteenth-Century Anti-Jewish Polemic and the Mostrador de Justicia of Abner of Burgos/Alfonso of Valladolid, PhD Thesis, Yale University 2006, pp. 543-555. , mais je me limiterai ici à une brève observation. Conformément à l’idéologie de Pico, Giustiniani a pu, avec un tour de force exégétique, au moins, confirmer le dogme de la Trinité ou de l’Incarnation en utilisant une véritable anthologie zoharique. La méthode indiquée par Pic uniquement à titre d’allusion et par Giustiniani en termes plus détaillés, a été suivie par d’autres hébraïsants à la Renaissance. Le cardinal Egidio da Viterbo, pour ne citer que les plus éminents, acquit un manuscrit du Zohar copié à Tivoli en 1513, le fit traduire en latin pour découvrir qu’il devait être incomplet et écrivit ainsi au frère Augustin Gabriele della Volta en 1514 afin de commencer une recherche d’un « Zohar complet » en Orient 69 Cfr. E. da Viterbo, Lettere familiari, II 1507-1517, a cura di A.M. Voci Roth, Institutum Historicum Augustinianum, Roma 1990, p. 183. . Egidio a parlé avec le plus grand respect du Zohar (labore magno quaesitus, maiore inventus maximo rescriptus), qu’il a cité à plusieurs reprises dans ses ouvrages sur les lettres de l’alphabet hébreu et sur l’état de l’Église et l’éventuelle nouvelle venue du Messie, prévu pour l’an 1530 70 F. Secret (ed.), E da Viterbo, Scechina et Libellus de litteris hebraicis, Centro internazionale di studi umanistici, Roma 1959. . Sur ses traces, Johann Albrecht Widmannstetter commanda au converti Francesco Parnas en 1550, avec l’aide de l’exemplaire plus complet de Jacob Mantino, un Zohar éclectique avec des extraits marginaux en latin, encore conservé en trois volumes à la Bayerische Staatsbibliothek de Munich 71 Cfr. M. de Molière, Johann Albrecht Widmanstetter’s Recension of the Zohar, in «Kabbalah» 41 (2018), pp. 7-52. .

Le seul kabbaliste chrétien qui fit le plus pour la diffusion du Zohar parmi les chrétiens dans la première moitié du XVIe siècle fut le déjà mentionné Francesco Zorzi qui, après un démarrage lent dans son De harmonia mundi, comme nous l’avons rappelé, dut trouver et étudia de manière approfondie une copie plus complète du Zohar entre 1525 et 1536, lorsqu’il publia ses 3000 In Scripturam Sacram Problemata, un commentaire sur la Bible et des auteurs anciens sélectionnés organisé selon le principe de la question et de la réponse. Des centaines de questions concernant des points cruciaux de la théologie chrétienne ont ainsi trouvé un stimulus, et le plus souvent, une réponse directe dans le texte vénéré du Zohar. La dimension polémique est ici presque totalement absente, car en général son attitude envers la Kabbale est très éloignée des fabrications astucieuses du Pugio Fidei et de sa tradition humaniste. L’objectif principal de la vaste utilisation du Zohar par Zorzi n’était pas tant de convertir les Juifs au christianisme, une activité dans laquelle il réussit néanmoins assez bien, mais de convertir ses lecteurs chrétiens, pour ainsi dire, à la vénérable et “authentique” tradition de la Kabbale. Son enthousiasme, à une époque de crise profonde pour le christianisme, a conquis de nombreux adeptes, même parmi les cardinaux, comme dans le cas de Federico Fregoso, qui a engagé un “kabbaliste personnel”, un médecin juif, pour l’aider à étudier la littérature kabbalistique 72 S. Campanini, Utriusque linguae egregie peritus atque prudens. Federico Fregoso cardinale ebraista e l’identità del suo familiaris ebreo «grandissimo cabbalista», dans «Materia Giudaica» XX-XXI (2015-2016), pp. 29-44. , mais aussi des adversaires encore plus virulents.

L’enquête précédente devrait contribuer à comprendre la complexité des attitudes chrétiennes face au fond et aux dangers de la publication du Zohar à la veille de sa double impression définitive, à Crémone et à Mantoue, entre 1558 et 1560. L’écho de l’autodafé du Talmud, qui a été décrété en 1553 et a continué à résonner à travers l’Italie dans les années qui ont suivi, était encore assourdissant pour toute âme juive, comme il est clairement enregistré par l’un des correcteurs de l’édition de Mantoue, Abraham ben Meshullam da Sant’Angelo 73 S. Campanini, Anima in itinere. Un’orazione funebre di Avraham da Sant’Angelo, in M. Perani (ed.), La cultura ebraica a Bologna tra medioevo e rinascimento, La Giuntina, Firenze 2002, pp. 129-168. . Cet acte tragique de répression à l’apogée de la Contre-Réforme n’avait pas seulement une dimension négative, il était aussi, de facto, une puissante incitation à diffuser un texte tel que le Zohar, considéré, sinon saint, certainement plus apte à ouvrir les yeux des « juifs aveugles » à la splendeur de la foi chrétienne. Au sein du camp chrétien, trois attitudes au moins étaient représentées. Les enthousiastes, comme Guillaume Postel, qui a traduit deux fois le Zohar 74 Cfr. J. Weiss, Mashiach notzri-qabbali ba-Renaissance: Guillaume Postel we-sefer ha-zohar, Hakibbuz Hameuchad, Tel Aviv 2016; voir aussi S. Campanini, Le Zohar dans le Dictionarium Syro-Chaldaicum de Guy Le Fèvre de la Boderie, in G. Dahan – A. Noblesse-Rocher (edd.), Les hébraïsants chrétiens en France au XVIe siècle, Droz, Genève 2018, pp. 341-361 et qui, si l’on en croit son propre témoignage, a convaincu Moshe Basola de prendre une position décisive en faveur de l’impression très controversée du Zohar ; d’autre part, nombreux étaient ceux qui étaient conscients du potentiel polémique du Zohar, pourvu qu’il soit complet, dans le but d’opérer la conversion des Juifs ; enfin certains ont gardé une attitude de suspicion, craignant, non sans raison 75 On peut se référer à, cum grano salis, to E. D. Haskell, Mystical Resistance. Uncovering the Zohar’s Conversations with Christianity, Oxford University Press, Oxford 2016. , que le Zohar puisse contenir des passages anti-chrétiens, ou qu’il soit imprimé de manière à censurer les passages qui pourraient être lus comme confirmant la vérité du christianisme. Il n’est donc pas étonnant que les deux imprimeries du Zohar, plus ouvertement à Crémone, mais aussi à Mantoue, soient le résultat d’une convergence objective de visées chrétiennes et juives, et pas seulement d’un point de vue commercial. Il y avait certainement un intérêt juif à diffuser ce chef-d’œuvre de la créativité littéraire et spirituelle dans la version la plus complète, stable et faisant autorité mais, en même temps, de nombreux chrétiens, à différents niveaux et avec différentes fonctions, étaient impliqués : promouvoir, financer et même en surveillant avec une censure à la fois négative et positive, puisque l’imprimatur frôle, dans le cas du Zohar, une approbation pure et simple.

L’impression du Zohar peut être décrite comme un exemple lumineux, mais non dépourvu de taches sombres, de ce que Wilhelm Wundt appelait autrefois « l’hétérogonie des fins ». Nous sommes en mesure de mieux comprendre, ainsi, les paroles d’Immanuel de Benevento, qui a contribué à l’imprimerie de Mantoue, et en particulier à la collection zoharique. Dans sa préface à l’édition de Mantoue de 1558 du Ma’areket ha-Elohut, il a contré l’objection de ceux qui craignaient que les chrétiens, si le Zohar était imprimé, puissent en prendre connaissance et l’utiliser à leurs fins, après avoir remarqué, une fois de plus, que la perte du Talmud et des commentaires halakhiques, pourrait conduire au résultat paradoxal de forcer les Juifs à appréhender la gloire de Dieu à partir « des œuvres de Boccace ou des livres d’histoire », il réfute l’objection contre l’impression de la littérature zoharique sur la base du risque que les chrétiens pourraient s’en offenser, avec la question rhétorique suivante, avec une remarquable dose de lucidité et de « réalisme optimiste » 76 Preface à Ma‘areket ha-Elohut, Ha-shutafim [Meir ben Efraim of Padua and Jacob ben Naftali of Gazzuolo], Mantua 1558, f. 4r. Cfr. I. Tishby, Ha-pulmus ‘al sefer ha-zohar ba-me’ah ha-shesh ‘esreh be-Italia, in Id., Chiqre qabbalah u-sheluchoteah, vol. I, Magnes, Jerusalem 1982, pp. 79-139: 90. :

  Ne possèdent-ils pas déjà ces livres, en manuscrits comme en imprimés, dans leur langue, bien plus abondamment que nous ?

L’impression du Zohar était à la fois à la fin d’un long processus de consolidation d’une tradition littéraire et le début de la lutte pour l’établir au cœur de l’auto-identification juive. En même temps, l’élégant portail de son frontispice peut être vu comme le seuil et le lieu de rencontre des juifs et des chrétiens discutant, une fois de plus, de leur héritage commun et âprement disputé. Le Zohar au rayonnement obscur s’était déjà révélé capable de supporter des lectures divergentes voire incompatibles.

Frontispice du premier volume de l'édition Princeps du Zohar, Mantoue 1558 (Fonds E.-J. Nahmias, Alliance Israélite Universelle, Paris)
Frontispice du premier volume de l’édition Princeps du Zohar, Mantoue 1558 (Fonds E.-J. Nahmias, Alliance Israélite Universelle, Paris)

Cet article a été publié en anglais dans Materia giudaica : rivista dell’associazione italiana per lo studio del giudaismo : XX/XXI, 2015/2016 – La Giuntina (torrossa.com) sous le titre “The Zohar among the Christians in the Renaissance, in «Materia Giudaica» 25 (2020), pp. 511-524.”

Intervention de Saverio Campanini/Le Zohar chez les Chrétiens à la Renaissance.


Retour en haut