Zohar Mantoue Imprimerie

Un livre avant l’autre, le Zohar de Mantoue

Saralev H. Hollander

Dans Le Livre des expulsions,ספר גרושין , le Sefer Gerouchin, écrit entre 1548 et 1551, Moché Cordovero envisage «  deux sortes de liberté : celle d’en-haut et celle d’en-bas, la chemita et le jubilé, Malkhut et Bina. Dans la petite liberté, bien qu’il y ait la volonté de sortir, n’existe pas le pouvoir d’effacer complètement [l’exil] ─ c’est seulement avec le ben ḥorin, l’homme libre de fait, qu’est la parfaite liberté » (§ 54). Malgré la destruction des exils, des alternances se recréent, se manifestent et forment d’autres possibilités. À la fin du XIIIe siècle et au tout début XIVe le Sefer ha-Zohar circule à l’état de manuscrits, le plus souvent en parties isolées1Gershom Scholem, La Kabbale, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 365. , mais il fait l’objet d’un intérêt croissant. Naḥmanide (Ramban) lui donne une place dans son commentaire de la Torah [Office3] et du livre de Job. Des rencontres ont lieu entre des cabalistes espagnols et des piétistes ashkénazes (comme Abraham Axelrod de Cologne2 Gershom Scholem, op. cit.,p.113.) qui viennent en Espagne. À l’école de Gérone est développée la structure des sefirot. Les écrits témoignent d’une activité intense3Ibid. . Le Zohar est présent chez certains cabalistes comme Moïse de León (puisqu’il en serait l’auteur ou le compilateur), Todros Aboulafia[Office8] , Joseph Gikatilla chez qui on décèle une influence du Zohar dans son livre Cha’aré Orah, écrit en 12904Ibid., p. 125-126. , même s’il n’est pas expressément nommé.

Le Zohar, rappelons-le, appartient à l’enseignement oral. Il prend de l’importance et une visibilité, à la fin du xiiie siècle, par-delà les événements et en liaison avec le souci d’une délivrance. C’est ainsi que Gershom Scholem le comprend ainsi et il note l’élévation du Zohar « au rang de révélation ultime des mystères »5 Ibid., p. 125.. Il ajoute que « “Grâce aux mérites du Zohar, [les Juifs] sortiront de l’exil dans la miséricorde”, c’est-à-dire sans les souffrances terribles de la rédemption (Zohar III, 124b) 6Ibid. ». Il compare même le Zohar à la teva de Noé : « Le Zohar proprement dit est un symbole de l’arche de Noé, par lequel les [kabbalistes représentant le peuple juif] seront sauvés de la destruction des flots […] par la révélation des mystères de la kabbale7Ibid., p. 360.  ». L’enjeu est immense. Bien que l’intérêt accordé au Zohar ne soit pas nouveau, deux faits renouvellent néanmoins sa présence et les diverses lectures qu’il apporte dans les conditions de vie et de pensée de la fin du xve siècle : l’expulsion des Juifs d’Espagne et le développement de l’imprimerie naissante, avec la diffusion de pensée que cela implique.

Je voudrais aborder l’impression du Zohar de Mantoue selon quatre points : l’anticipation et l’expulsion, la constitution du Zohar entre opposition et diffusion, l’impression du Zohar, enfin Cordovero et le Zohar de Mantoue.

I

Anticiper et imprimer définissent l’attitude et l’actualité des Juifs qui veulent continuer de transmettre dans cette période bouleversée, où l’imprimerie se développe et où les autodafés font rage. Mais rien ne décourage le travail des éditeurs et des imprimeurs. Une certaine pensée se déploie et la Torah orale s’ouvre à une autre dimension qui oriente et prend en compte la sortie de l’exil. Il en est ainsi de l’imprimerie italienne qui fera sortir de ses presses deux grands textes de la loi orale : d’abord le Talmud à Venise, puis le Zohar à Mantoue, dans deux éditions presque simultanées qui revendiquent chacune le statut de « princeps  » fixant  la mise en page du texte et son foliotage.

L’imprimerie juive était déjà présente en Espagne avant l’expulsion des Juifs et manifestait la volonté de rendre accessible textes et commentaires. L’Espagne dès 1480 comptait des imprimeurs (à Quadalajara et Hijar). Et vingt-cinq ans après le premier livre imprimé, en 1455, l’Italie développe aussi l’imprimerie de livres hébraïques, avec Mechoullan Cuzi à Piove di Sacco près de Padoue. En Calabre, Abraham ben Garton publie le commentaire de Rachi sur le Tanakh. De même Israël Nathan crée en Lombardie, à Soncino, une imprimerie de laquelle sortira le premier Tanakh en 1488. Il est intéressant de constater que ce développement de l’imprimerie italienne encadre l’expulsion des Juifs d’Espagne, le Geruch Sefarad. C’est ainsi que les Juifs pensèrent aussitôt à emporter avec eux, hors d’Espagne, leurs caractères typographiques, ouvrant des imprimeries au Maroc (Fez), en Italie et en Turquie8Jane S. Gerber, Jews of Spain : A History of the Sephardic Experience, New York, Free Press, 1992, p. 158. . Ainsi David et Samuel Nahmias, réfugiés d’Espagne, mettent en place une imprimerie à Istanbul en 1493. C’est néanmoins la qualité de l’imprimerie italienne qui permet et favorise l’édition (mahadura) de livres hébreux sur son territoire dès 14709Jane S. Gerber, op. cit., pp. 158-160. , à Rome, dans les villes de Mantoue, de Crémone, de Modène, Trente, Venise. Certes la diffusion du Zohar et son influence se limitaient alors à l’Espagne et à l’Italie10 Gershom Scholem, op. cit., p. 367. Avec le recul cela ressemble à une forme d’anticipation dans le mouvement de l’histoire. La situation est complexe car les livres anciens hébreux, les incunables et les livres imprimés au XVIe siècle sont l’œuvre d’imprimeries non juives employant des imprimeurs (mahadirim) et des correcteurs (maguihim) juifs. Avec l’exil de 1492, une autre cartographie géographique et intellectuelle se déploie, offrant des passages déjà connus vers l’Italie, Salonique et Constantinople. L’imprimeur Don Yehuda Gedalia arrive à Salonique, après l’Espagne et un passage par Lisbonne. Joseph Caro, le maître halakhique de Cordovero, fera imprimer à Salonique son livre, La maison de Joseph. Salonique et l’Italie sont deux lieux importants. Un peu plus tard, en 1520-1523, un Talmud sera imprimé à Venise sur les presses de Daniel Bomberg, un homme d’affaires flamand, excellent hébraïsant, établi dans cette ville qui créa la mise en page, fixa la foliotation et la typographie. Son imprimerie durera trente ans.

Mais l’époque est lourde et menaçante. En 1554 à Rome et à Venise sont commis des autodafés. Milan et Crémone échappent à cette folie. Et pourtant l’Italie voit paraître presque simultanément la première édition du Zohar à Mantoue en 1558 et à Crémone en 1559. Or cette même année onze mille livres hébreux sont brûlés à Crémone. Sous le pontificat de Jules III, l’Eglise condamne, brûle et tolère quelquefois les impressions de livres en hébreu. Malgré tout, la pensée de la cabale se déploie.

II

Depuis la fin du XIIIe siècle, où s’intensifient la rédaction et la circulation des manuscrits du Zohar, celui-ci est copié et se transmet entre cabalistes. La division des sections suit l’ordre du TaNaKH et constitue une lecture de la Tora selon le quatrième niveau du sens, le sod, le secret. La particularité du Sefer ha-Zohar, comme le souligne Charles Mopsik, est qu’il représente « un véritable corpus » avec un « noyau primitif » et « une série de textes rédigés à sa suite et par divers auteurs [qui] sont venus s’additionner au noyau initial »11 Charles Mopsik, Chemins de la cabale, Paris/ Tel Aviv, éditions de l’éclat, 2004, « Le Corpus zoharique. Son contenu et ses amplifications », p. 163..  Avant que la découverte de l’imprimerie ne vienne révolutionner le rapport au texte, un caractère secret était maintenu et l’enseignement n’était pas ouvert, même si des chrétiens cherchaient à connaître ces textes. Le Zohar était rassemblé en trois parties : Berechit, Chemot, et Vayiqra-Bamidbar-Devarim. Dans les années 1290 ou au début du xive siècle viendront s’ajouter deux textes anonymes plus tardifs, que sont le « berger fidèle » ou Ra’aya Meheimna, et le Sefer ha-Tiqqunim12Ibid., p. 125. , le « Livre des corrections ».

Quand enfin il est question d’imprimer le Livre duZohar, le travail préalable consiste à collecter différents manuscrits pour former un livre plus ou moins complet. C’est ainsi que les chrétiens ont « absorbé » des notions spécifiques de la cabale. Il suffit de se reporter au travail d’Elie Benamozegh 13 Elie Benamozegh, La kabbale et l’origine des dogmes chrétiens, Paris, éditions In press, 2011. ou de Chaïm Wirszubski14 Chaïm Wirszubski, Pic de la Mirandole et la cabale, Paris / Tel Aviv, éditions de l’éclat, 2007.. Néanmoins imprimer le Zohar suppose, tout en collectant les manuscrits, de savoir discerner les strates les plus anciennes, comme le Midrach ha-néé’lam de Berechit à Lekh lekha et le Midrach néé’lam sur Ruth. Les manuscrits ne sont pas complets et « des parties du corps du Zohar circulent à partir de la fin des années 128015Gershom Scholem, op. cit., 365.  ». Pourtant le Midrach ha-Néé’lam de Berechit à Lekh lekha n’est pas associé au corpus du Zohar comme l’est la partie qui va de la paracha Vayéra à la paracha Toldot. Le Sefer ha-Zohar garde une proximité avec les textes de la loi orale ;il est proche de la tradition rabbinique dont il suit l’ordre des parachiyot, il s’en écarte cependant en repoussant au plus loin ses limites. Le lien entre les strates n’est pas évident, mais il remet en question la linéarité des textes dont il appelle et renouvelle la lecture. La composition du « noyau initial16 Charles Mopsik, op. cit., p. 167. » du Zohar, les ajouts qui en font un corpus ouvert ne sont pas sans rapport avec la constitution de la Michna et du Talmud, où discussions et questions prennent place sans révéler leur lien immédiat, marquant en cela l’importance du dialogue. La page du Zohar se présente en une seule colonne. Mais quand des textes (comme Midrach ha-Néé’lam, Sitré Torah, Tossafta pour le livre de Berechit, par exemple) sont ajoutés au Zohar, la page est imprimée sur deux colonnes, une pour le Zohar, l’autre pour le texte ajouté. Un tel corpus se construit en incluant divers textes, offrant différentes lectures. Par la diversité de ses strates, le Sefer ha-Zohar offre d’emblée une pluralité de lectures comme un texte continu et discontinu. Sa constitution même le présente ainsi. Il importe avant tout de préserver cette capacité de questionner et de lire différemment. Son corpus particulier le permet. En cela il entretient un rapport à la limite. Charles Mopsik se demandait à propos d’une éventuelle édition critique  : « Est-il permis d’espérer que [cette édition critique] ne dessèche pas la sève féconde qui a permis la production des strates successives du Zohar »17Ibid., p. 194. . Dès 1400 l’autorité du Zohar est acceptée chez les cabalistes18Gershom Scholem, op. cit., 367. . L’avancée patiente, la circulation des manuscrits, la jonction des différentes parties lèvent pourtant des résistances et se heurtent aux partisans qui refusent un dévoilement de ces textes, et donc leur publication. Ce n’est pas seulement la difficulté à assembler les différents manuscrits et le problème que cela pose, c’est le dévoilement lui-même qui fait question car il s’agit de la levée du secret. Une autre façon de pensée est en jeu. Dans le Talmud des cas précis, concrets, particuliers sont juxtaposés, à partir desquels, en les questionnant, il faut dégager un fil, un ordre autre, un classement plus large et plus profond autour d’un noyau qui nécessite d’abandonner le sentiment premier. Dans le Zohar, l’horizon s’étire aussi loin que possible, jusqu’à la création du monde. Les notions sont données, mais il faut regarder plus avant, ne pas les prendre comme telles car tout est en mouvement. Il faut agrandir l’écart jusqu’à envisager un renversement de sens et de visée, nous amenant à regarder plus haut et plus bas.

III

Le Zohar paraît sur des presses italiennes. L’édition ne se fait pas sans créer une vive polémique et une concurrence entre l’édition de Crémone et l’édition de Mantoue19 Benayahu Méir, Hebrew printing at Cremona, its history and bibliography, Jérusalem, Makhon ben Zvi, 1971, chap. 6 «Les mystères de l’édition du Sefer ha-Zohar », 119-137 [Hébreu]..  Mais « au moment d’achever l’édition, le brûlement du Talmud à Crémone est décrété »20Benayahu Méir, op. cit., p. 130. . Le Zohar sera publié d’abord à Mantoue en 1558. Il le sera en trois volumes et en petits caractères Rachi21 Ibid., p. 133 n., alors que la première édition de Crémone (1559) le sera en caractères carrés. La date fait question : « Les dates sont différentes entre ce qui est inscrit sur le portail de la page de titre et le colophon, elles sont en désaccord avec les termes de l’introduction qui ouvrent l’édition de Crémone et ce que disent les correcteurs de Mantoue22 Ibid., p. 121.. » Le corpus de l’édition de Mantoue est établi à partir de dix manuscrits23Gershom Scholem, op. cit, p. 367. par Immanuel Benevento qui était le correcteur du Zohar. Se pose alors la question de l’édition princeps ? Est-ce celle de Crémone ou celle de Mantoue ?

Pour le Zohar de Mantoue, portails et colophons sont accordés. Pour le volume de Berechit, le portail n’indique pas l’année, seul le colophon donne la date du 20 Av 1558. Pour Chemot, c’est le 19 Elul 1559 et pour Vayiqra, soit le troisième volume, le 22 Adar I, 1560.

Le Sefer ha-Zohar de Mantoue est donc publié en 1558 (318)24Ibid., p. 121. Charles Mopsik, op. cit., p. 173. , tandis que le Sefer ha-Zohar de Crémone inscrit dans son portail qu’il « est imprimé […] en 319, soit en 1559 […] Il a été achevé en 320, soit 1560 ». La signature de l’Inquisiteur avait été donnée le 5 août 1558 ce qui correspond au 20 Eloul 1558 (318). Or après cette autorisation, on ne pouvait plus rien changer, on ne pouvait dévoiler autre chose que ce qui avait déjà été dévoilé. En cette année 1558 est achevé et publié le Sefer ha-Zohar, au moins pour le volume de Berechit, par le soin des éditeurs de Mantoue : « Il semble qu’on ne peut mettre en doute que l’édition [de Crémone] ait été achevée à roch ḥodech, au début du mois de Kislev 319 / 1559 […] Avant que ne soit achevée l’édition du livre de Chemot / l’Exode à Mantoue, le 19 Eloul 319, l’édition de Crémone est aux mains des correcteurs : Immanuel fils de Yequtiel de Benevento, Abraham fils de Mechoulam de Modène »25 Meir Benayahu, op. cit., p. 122-123.. Au même moment, en 1559, des milliers de pages sont brûlées sans que l’on puisse les sauver, des pages imprimées à Crémone – ce sont 11000 livres qui furent ainsi perdus.

Il fallait alors recourir à un autre lieu, à Riva de Trente concurrente, à Mantoue où la maison d’édition possède des caractères semblables26Ibid., p. 132. , où existent « les lettres du portail et les lettres carrées, petites et grandes, du corps de l’introduction et qui font l’excellence de Mantoue »27 Ibid., p. 133.. Peut-être fallait-il que la concurrence s’apaisât un peu. D’ailleurs, l’imprimerie Conti à Crémone ne publiera aucun livre entre l’année 1561 et 1565.

Si la signature de l’Inquisiteur avait eu lieu le 5 août 1558, pourquoi ne pas avoir commencé aussitôt l’impression ? Pourquoi ont-ils attendu la signature pour commencer l’impression ? Le portail du livre n’était pas composé. Les lettres du portail manquaient à l’imprimerie Conti de Crémone. Or elles étaient à Mantoue. Et de plus « Immanuel Benevento, l’âme de cette édition mourut. C’est grâce à Abraham fils de Mechoulam de Modène que se fit la clôture du Zohar (ḥatimat-hazohar) »28 Ibid. Mantoue, qui en avait manifestement les moyens, ouvrit une querelle avec les éditeurs de Crémone. La rivalité crainte dura mais elle s’apaisa quand vint Abraham fils de Mechoulam qui n’eut de cesse d’imprimer le portail du Sefer Chemot.  Si toute l’impression fut terminée sans laisser transparaître des critiques à l’égard des éditeurs du Zohar de Crémone – ce fut grâce à Immanuel. Les éditeurs affectés relatèrent la querelle avec les correcteurs de Mantoue dans les termes mêmes du portail de leur introduction, puis ils décidèrent de supprimer cette polémique, ce qui mit fin à leur rivalité.

Les parties qui composent le Zohar sont inscrites sur la page de titre du livre imprimé, entre les deux montants du portail. Elles sont présentées comme autant de renouvellements de lecture. Sont inscrits le Zohar sur la Torah, les secrets de la Torah (sitré Torha), le Midrach ha-néé’lam (le Midrach caché), les ajouts (tossafot) aux parachiyot, de nouveaux ajouts au livre de Berechit. Les textes ajoutés ne sont pas toujours bien définis. Dans le portail ouvrant le livre de Chemot (l’Exode), la référence au Ra’aya Meheimna est absente, alors que des pages de ce texte sont présentes dans le volume29Sefer Chemot : 25 a-b, 40b-41a, 59b-60a, 91b-92a, 93a, 114 a-b, 137b, 157b, 187b-188a. . Dans le troisième volume prendront place d’autres textes (Sifra de-Zeni’uta, Péqudé, Idra Rabba, Idra Zuta, Tiqqunim, Hékhalot). Le point est important car il constitue la base à partir de laquelle les livres composant le Sefer ha-Zohar seront imprimés, en trois volumes. Gershom Scholem précise que le Zohar de Crémone (1559-1560) « sortit en un seul gros volume en écriture carrée »30Gershom Scholem, op. cit., p. 367. . À Mantoue, également en 1558, seront publiés les Tiqquné ha-Zohar. Il faut aussi tenir compte des manuscrits de Safed avec leurs commentaires aux parachiyot. Ceux-ci seront rassemblés en un volume portant le titre de Zohar Hadach, le « nouveau Zohar », qui sera publié plus tardivement en 1658 à Venise et en 1911 à Munkacs. Avec ces deux livres considérés comme un prolongement du Zohar, le nombre de volumes passera à cinq, même si certaines éditions séparent encore ces deux derniers volumes du corpus lui-même.  

IV

Transmettre, c’est dévoiler autant que cacher . Abraham ben Eliézer Halevi qui était contemporain de l’expulsion des Juifs d’Espagne affirmait que les cabalistes omettaient invariablement certains éléments de leur écriture « pour maintenir le besoin d’une transmission orale dans la cabale »31 Ira Robinson, Moses Cordovero’s Introduction to Kabbalah : An annotated Translation of His Or Ne’erav, New York, The Michael Scharf Publication Trust, Yeshiva University Press, 1994, p. xx.. Au xvie siècle, la situation se met à changer. L’expulsion des Juifs d’Espagne résonne douloureusement. Le Sefer ha-Zohar est imprimé en 1558. Un peu avant des traités systématiques de cabale apparaissent (Meir ibn Gabbai, ‘Avodat ha-Qodech / Le Service divin, 1531), puis des commentaires, par exemple celui de Judah ḥayyat sur Le traité de la Divinité (Ma’arekhet he-Elohut) publié à Mantoue en 1558. La terre d’Israël passe sous conquête ottomane en 1517. Safed attire des exilés d’Espagne et du Portugal dans l’attente de la rédemption messianique et constitue un centre d’étude et de transmission de la cabale. De là proviennent quelques innovations dans le rituel (Qabbalat Chabbat, Tiqqun ḥazzot). Moché Cordovero qui vit à Safed attend aussi cette venue messianique, et le Zohar est ainsi comparé à l’arbre de vie qui permet de sortir de l’exil (III, 124b).

Dans la vie de Moché  Cordovero se situe la publication du Sefer ha-Zohar en 1558 à Mantoue. Le Zohar, on le sait, circulait sous forme de manuscrits. Et il faut rappeler que le papier avait été introduit en Europe par l’Espagne et la Sicile, et qu’il devint en Italie un produit au sens moderne du terme32 Le Livre au Moyen-Âge, Paris, Presses du CNRS, [1988], 2002, p. 21.. À ce moment, dans le centre de Safed, dont l’importance croît depuis 1530, Cordovero, le RaMaQ, enseigne, est Dayyan et Roch yechiva. Il a trente-six ans quand le Zohar paraît à Mantoue et il ne lui reste que douze ans à vivre.  Bien sûr, il n’a pas attendu cette publication pour se référer au Zohar mais le livre imprimé lui confère une autre visibilité. C’est essentiel quand il s’agit de transmettre, de lever des secrets. Cela l’est particulièrement chez Cordovero qui, à vingt-six ans, a déjà écrit son grand ouvrage, le Pardes Rimonim, « Le Jardin des grenades ». Dix-neuf ans après, en 1567, à quarante-cinq ans, soit trois ans avant sa mort, il écrit un deuxième ouvrage Elimah Rabbati. Or Cordovero a des disciples : Abraham ha-Levi Berukhim, Abraham Galante, Éléazar Azikri et Élijah Da Vidas (qui a écrit Rechit ḥokhma), Samuel Gallico (Asis rimonim). Deux autres disciples étaient liés à l’Italie : Menaḥem Azariah da Fano, qui vivait en Italie, se considérait comme un disciple de Cordovero, et l’italien Mordecaï Dato33 Gershom Scholem, op. cit., p. 145. qui introduisit l’œuvre de Cordovero dans son pays. L’un ou l’autre d’entre eux  aura très bien pu apporter ou faire parvenir un exemplaire du Sefer ha-Zohar à Cordovero. Parmi les disciples il faut encore mentionner ḥayyim Vital et Isaac Luria qui suivit l’enseignement de Cordovero peu de temps avant la mort de ce dernier.

On est en droit de se demander si Cordovero a connu le Zohar imprimé, et notamment celui de Mantoue. On considère souvent qu’il n’a pas connu cette publication de Mantoue. Or, Cordovero a commenté le Zohar toute sa vie. On ne peut douter de l’importance que peut représenter pour lui la publication du Zohar. Trois approches peuvent être distinguées : la mention nominale du Zohar de Mantoue, une citation qui n’appartient pas au Zohar de Mantoue et enfin une référence à une autre version. Le commentaire, ‘Or yaqar, « Précieuse lumière », du Ramaq sur le Zohar mentionne directement le Zohar imprimé (1, 2), spécifié comme étant de Mantoue. Cordovero insère une parenthèse dans l’introduction, la Haqdama (I, 2b). Celle-ci se situe dans nos livres du Zohar après le sigle mentionnant une autre lecture, soit ד”א. L’abréviation n’apparaît pas dans le Zohar de Mantoue. La première lecture définit les « bourgeons / nitsanim » (Chir ha-Chirim 2 : 12) du troisième jour comme étant « l’œuvre du commencement/ o’vada di berechit ». Dans la deuxième lecture, les patriarches sont identifiés aux bourgeons qui « sont venus à la Pensée, venus au monde à venir et se sont cachés là. De là ils sont sortis en secret ». Dans le Zohar de Mantoue les deux lectures s’enchaînent sans notification. Dans Ketem Paz (21), son commentaire du Zohar, Chiméon Labi comprend respectivement la Pensée par la sefira ḥokhma et le monde à venir comme étant Bina. Cordovero commente l’autre partie de la phrase : « Et ils se sont cachés chez les prophètes de vérité / névi’é qechot ». Il précise : « Ainsi ai-je trouvé dans tous les livres »34כן מצאתי בכל הספרים (‘Or yaqar 1, 2). . Et ici commence la parenthèse : « Dans notre 35Je souligne. Zohar, dans la version imprimée de Mantoue, “Ils se sont cachés chez les prophètes de vérité en eux, là”36 ”ואטמרו גו נביאי קשוט בהו תמן” avec l’apocope (בהו) du nun final dans les suffixes pronominaux de la troisième personne du masculin pluriel, cf. Elitsur A. Bar-Asher Siegal, Introduction to the Grammar of Jewish Babylonian Aramaic, Münster : Ugarit-Verlag, 2013.. Le commentaire de la plupart : ce sont les patriarches qui sont cachés dans Netsaḥ et Hod – marge) »37 פי הרב שהאבות הם שנגנזים גו נצח והוד – גליון.. Donc la mention du Zohar de Mantoue affirme nettement l’existence de la version imprimée du Zohar dans la vie de Cordovero. La mention de « notre » suggère plus qu’une fréquentation du livre imprimé une intimité et l’assurance d’une référence à laquelle se reporter.  Or, et c’est la deuxième approche, cette citation ne figure pas dans l’édition de Mantoue. Et, pourtant, c’est à cet endroit que le Zohar de Mantoue est expressément mentionné sans aucune ambiguïté. Le texte du Zohar ne comporte ni rature ni correction dans la marge. La mention est précise mais sur ce point, elle ne correspond pas au texte du Zohar de Mantoue. Pourtant le texte du Zohar inséré à l’intérieur du commentaire est fidèle à la version 1558 de Mantoue. Il peut y avoir des inversions dans l’ordre des mots de la phrase. « La rose » mentionnée au tout début de l’Introduction du Zohar est identifiée, dans le Zohar de Mantoue, à la knesset Israel. Dans le Zohar sur lequel s’appuie Cordovero la définition de la rose comme l’Assemblée d’Israël vient après. On est confronté à une situation paradoxale : la référence au Zohar de Mantoue s’accompagne d’une citation qui ne fait pas partie du texte de Mantoue. Il faut sans doute envisager plusieurs versions, poursuivre la recherche d’un texte qui pourrait susciter une autre lecture, une nouvelle précision permettant de comprendre différemment, apporter un autre éclairage.  Cordovero aurait pu passer sur cette petite variante. Pourquoi mentionne-t-il cette version ? Quelle importance revêt-elle pour lui au point de l’inclure dans son commentaire et d’en tenir compte dans l’interprétation ? L’édition de Mantoue pointe quelque chose d’important. Elle suggère par ces deux mots la présence des patriarches dans Netsaḥ et Hod avant d’aborder la naissance de Joseph. La référence à Netsaḥ et Hod ne pose pas problème38 L’identification est donnée comme admise dans la traduction anglaise de Daniel Matt, The Zohar, Pritzker Edition, Stanford California, Stanford UP, 2004, vol. 1, p. 4.. Ce n’est pas l’élément décisif.  Ce ne sont ni Netsaḥ ni Hod qui sont l’enjeu mais la façon dont ces deux sefirot sont atteintes. 

Dans son commentaire du Zohar, non pas dans le texte lui-même qu’encadre sa lecture, Cordovero fait directement référence au Zohar, et là on peut distinguer ce qui suppose l’existence du Zohar imprimé par la mention des « marges »39 Cordovero, ‘Or Yaqar, Berechit,p. 6,14, 57, etc.. La référence au Zohar commentant la paracha est constante40Par exemple, p. 42, 54, 55 (deux fois), 59, 65, 66 (3), 68, 70 (2), 71-72, 74, etc. . La paracha Truma est souvent citée. On trouve aussi de nombreuses références aux Tiqquné ha-Zohar41 Ainsi p. 58, 66, 67 (2), 68-69.. La présence du livre imprimé est indiscutable et elle permet une autre lecture. Il y eut deux éditions du Zohar de Mantoue comme pour Crémone. L’édition est celle de Mantoue, celle qui se revendique princeps. [Office1] Il faut noter que le premier volume, celui de Berechit, est plus amplement référencé. Cordovero aurait-il repris et complété ses références au Zohar ? Le livre imprimé permet un dévoilement sans détour. On pourrait rapprocher l’édition du Zohar, comme aussi celle du Talmud, de l’innovation qu’a pu apporter le codex. Colette Sirat écrit : « Le codex a permis la lecture sélective (et non continue) contribuant à l’élaboration de structures mentales où le texte est dissocié de la parole et de son rythme »42 Le Livre au Moyen-Âge, op. cit., p. 21.

La troisième approche concerne le lieu où vit Cordovero. Ce n’est plus l’Europe, ni la Turquie, mais la terre d’Israël. L’indice est d’emblée donné à l’ouverture même du commentaire de Cordovero. La page manuscrite écrite par Cordovero le confirme. Le nom du rabbin qui ouvre la Haqdama, l’introduction, du Zohar est Rabbi Éléazar, le fils de Chiméon bar Yoḥaï. Si l’on compare les autres versions, aucune n’inclut ce nom et toutes mentionnent rabbi ḥizqiyah. L’édition du Zohar commentée dans Nitsutsé Zohar, « les Étincelles de splendeur »43Sefer ha-Zohar, Nitsutsé Zohar par Reuven Moché Margaliyot, Jérusalem, ed. Mossad du Rav Kook, 1999. et l’édition commentée dans Matoq midvach par le rabbin Daniel Frisch44Sefer ha-Zohar, Matoq midvach, Jérusalem, Makhon Daat Yossef, 2005 , font mention d’une variation et en donnent la même explication : la mention du Rabbi Éléazar se retrouve dans un bref commentaire du Zohar, Zoharé ḥamah écrit par Abraham ben Mordekhaï Azoulai, ainsi que dans la version [du Zohar] d’Erets Israël / בנוסחת ארץ ישראל, où vit Cordovero. Ici, nous sommes en présence du texte et du manuscrit. Si le texte imprimé relève du choix des imprimeurs, la réponse est simple. Mais le manuscrit rédigé de la main même de Cordovero mentionne Rabbi Éléazar. Il semble qu’existaient une certaine latitude, une certaine liberté permettant de ne pas exiger une lecture unique ou, tout du moins, son absence ne gênait pas. La fécondité de la lecture et des enchaînements qu’elle pouvait susciter l’emportait sur une rigidité formelle.

La publication du Sefer ha-Zohar est comparable à un fil de rasoir où coexistent et se rassemblent des éléments contraires. L’impression et la publication de ce livre constituent une charnière qui tient ensemble la diffusion du Zohar et son occultation que voulaient certains cabalistes, publications et autodafés, imprimerie non juive de livres juifs et autorisation d’imprimer donnée par l’Inquisiteur, constitution du corps du Zohar et ajouts, concurrence d’imprimeurs et la question du retard, Mantoue et Crémone, publication et enseignement, l’Espagne et l’Italie, l’Italie et le cercle de Safed, l’enseignement contre l’exil, l’impression contre la destruction, et la résistance pour la liberté.

L’impression du Zohar souligne aussi un aspect temporel dans le travail entrepris et anticipé. Elle pointe un différé, un retard dans l’édition de Crémone, et c’est la raison pour laquelle cette édition n’est pas princeps. Et pourtant « L’édition du Sefer ha-Zohar à Crémone était antérieure à l’édition de Mantoue, et le mérite des premiers n’est pas à dénier par rapport aux éditeurs de Mantoue »45 Benayahu Méir, op. cit., p. 136.. Il semble qu’il y eut une grande dépendance de l’imprimerie de Crémone à l’égard de l’imprimerie de Mantoue. Le travail de correction fut entaché de négligence et de hâte. Le besoin des cabalistes et des chercheurs d’interdire eux-mêmes la version de Crémone n’était pas légitime. Certes, la réflexion des gens de Mantoue fut bonne, mais l’imprimerie de Crémone était importante et avait du prestige. Rappelons aussi que beaucoup d’épreuves ont été détruites par le feu, ce qui a causé un grand tort aux imprimeurs crémonais.  C’est la petite forme, soit le « petit Zohar » (Zohar Qatan) de Mantoue qui a été accepté, tandis que l’impression [Office2] de Crémone a été totalement écartée. Pourtant, les éditions postérieures à Mantoue et à Amsterdam en 1715 ont fini par inclure en elles parties et textes supplémentaires qui étaient dans l’édition  de Crémone. L’anticipation dans l’Histoire rejoint l’anticipation dans la volonté de faire connaître, de diffuser et d’orienter vers des forces de vie. D’une certaine manière, Mantoue restaure ce modèle.


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